Publié le Mercredi 4 mai 2022 à 10h54.

« On a trop supporté » : trois mois d’une mobilisation inédite au Cameroun

Le 1er mai a eu une saveur particulière au Cameroun cette année. Malgré l’interdiction trois jours avant de la manifestation par le gouvernement en raison du « risque sanitaire » (qui ne l’a pourtant guère préoccupé jusque-là), les trois mois de grève et mobilisation des enseignants du secondaire, massivement mobilisés derrière le collectif OTS (« On a trop supporté »), ont radicalement changé l’ambiance sociale et politique.

Argent en poche, craie dans la main

Le 14 février dernier débutait un vaste mouvement de grève des  « seigneurs de la craie », les enseignantEs, toujours en cours aujourd’hui. Lancé originellement par le syndicat des instituteurEs, le mouvement s’est rapidement étendu aux professeurs du secondaire. Ces derniers se sont organisés à travers le collectif « On a trop supporté », constitué entre autre à travers les réseaux sociaux, sans direction clairement identifiée et donc bien plus difficile à contrôler pour le pouvoir que les syndicats traditionnels.

Parmi les principales revendications du mouvement figurait l’intégration de plusieurs milliers d’enseignantEs à la fonction publique. En effet, alors que ceux-ci et celles-ci étaient en poste depuis parfois des décennies, leur immatriculation n’avait toujours pas été effectuées, faute de services administratifs assez nombreux, privant ces enseignantEs de leurs droits à une pension de retraite, d’indemnité de logements, d’avancement de carrière, etc. Ce scandale a été largement médiatisé à travers les vidéos de témoignages publiés sur les réseaux sociaux, comme celui d’un professeur d’EPS du lycée de Béka, mort de maladie… sans jamais avoir été intégré à la fonction publique après dix ans de service !

De plus, la quasi-totalité des professeurs du secondaire, immatriculés ou pas, ont vu leurs salaires amputés, parfois des 2/3e, au cours des dernières années, sans que le gouvernement de Paul Biya ait jamais cru nécessaire de rembourser les quelques 181 milliards de francs CFA [280 millions d’euros] d’arriérés de salaires. Une somme qui atteindrait les 331 milliards de francs CFA [plus de 500 millions d’euros] si on y ajoute le remboursement des retards de salaires des instituteurEs !

Alors que l’inflation fait exploser les prix des produits de consommation courante, les enseignantEs du secondaire se sont massivement lancés dans la grève, estimant que, oui, ils avaient « trop supporté » et que désormais ce serait « argent en poche, craie dans la main ».

« Ils peuvent encore supporter »… Vraiment ?

Après une suspension de la grève fin février, le mouvement est reparti de plus belle le 14 mars, suscitant une agitation visible au sommet de l’État. Les ministres se sont succédé sur les chaînes de télévision pour souffler le chaud et le froid. Ainsi le ministre du Travail Grégoire Owina, un des piliers du régime qui ricanait encore à ce moment sur ce que les grévistes « peuvent encore supporter » avant de tenter de mettre fin au mouvement par un subterfuge particulièrement minable en faisant paraître à la télé un faux dirigeant du collectif OTS, mais vrai cadre ministériel, pour appeler à la fin de la grève ! Quand au ministre de l’Éducation, il a jugé bon de qualifier les non-grévistes de « patriotes responsables », suscitant en retour de nombreuses moqueries : « Un vrai patriote c’est celui qui accepte de travailler sans salaire ? »

Ainsi, malheureusement pour le gouvernement, non seulement OTS a maintenu la pression, mais d’autres secteurs se sont mis en branle pour le rejoindre, à commencer par les instituteurs, mais également le personnel de la santé, des douanes, des transports, etc. Le 16 mars, une émeute a éclaté quand les stadiers recrutés pour l’organisation de la CAN ont pris d’assaut les locaux du gouverneur de Douala après l’annonce du non-versement de leur prime !

Malgré les attaques du gouvernement contre une opposition accusée de manipuler le mouvement (ce qui est lui faire beaucoup d’honneur), et les menaces à l’encontre de la presse jugée par trop indépendante, la grève n’a pas cessé de s’étendre et de s’intensifier. Et à la mi-mars, c’est bel et bien un mouvement d’ensemble qui a menacé de poindre au Cameroun et de sérieusement chahuter l’ordre établi.

Biya veut éteindre lincendie social

Face à ce danger, le gouvernement s’est finalement décidé à lâcher du lest, annonçant la reprise des négociations avec l’OTS et annonçant qu’il comptait céder aux revendications : constitution des dossiers d’intégration d’enseignantEs, fin des amputations de salaires et paiement complet des arriérés, etc. De fait, près de 20 440 enseignantEs ont été intégrés dans l’éducation ou sont en passe de l’être. Une mesure qui ne coûte en réalité pas grand chose au gouvernement puisque les 60 500 enseignantEs du secondaire attendent toujours leurs rattrapages salariaux… que l’exécutif semble bien décider à ne pas leur verser !

Fin avril, après une nouvelle pause du mouvement, celui-ci est reparti de plus belle à l’appel d’OTS face aux manœuvres de Biya. C’est dans ce contexte que le régime a durci le ton, le gouvernement ayant exigé que tous les enseignants grévistes soient recensés avec menace de les traduire devant des conseils disciplinaires. Les prochains jours diront si le mouvement se poursuit malgré la répression.

Il aura en tout état de cause déjà réussi à faire vaciller le gouvernement bien plus fortement que toutes les oppositions parlementaires.