Entretien avec Nizar Amami, syndicaliste tunisien et dirigeant de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO).Peux-tu nous résumer la situation politique actuelle ?Nous sommes dans une crise profonde, politique, économique et sociale. Le gouvernement dirigé par les islamistes est en échec total sur toutes les revendications de la révolution : l’emploi, le développement régional, l’écriture de la nouvelle Constitution, etc.
Les négociations salariales sont bloquées dans le privé. Les problèmes réels de la population ne sont pas à l’ordre du jour de ce gouvernement. Ennahda cherche avant tout à s’infiltrer dans les administrations pour garantir son succès aux prochaines élections.Le gouvernement dominé par Ennahda fait peser de graves menaces sur les libertés civiles et politiques. Il pratique le double langage, laissant libre cours aux agissements salafistes. Des vidéos circulent montrant le fondateur historique d’Ennahda encourageant les salafistes à créer leurs propres écoles coraniques, médias, associations, et les invitant à la patience quant à l’application de la charia.
Que se passe-t-il sur le terrain des luttes ?De nombreuses luttes ont lieu, comme par exemple dans les transports en commun, le secteur aérien, les médias, ou la poste. Les régions de l’intérieur sont en effervescence. Il en va de même dans celle de Gabès. Néanmoins, dans l’actuelle phase de régression du processus révolutionnaire, ces luttes sont pour l’instant fondamentalement défensives, mais elles peuvent servir de point de départ à une contre-offensive.
Quelle est l’orientation du « Front Populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution » ?Ce troisième pôle, en construction au niveau régional et local, cherche à contribuer à la coordination des luttes. Anticapitaliste et anti-impérialiste, il se veut également une alternative crédible au pouvoir en place et à la coalition Nida Tounes. Sur le plan économique et social, rien ne distingue ces deux forces politiques.Le Front veut avoir son mot à dire sur l’organisation des prochaines élections et réclame leur transparence. Son programme d’urgence réclame notamment l’égalité complète entre les hommes et les femmes, des mesures contre l’explosion du coût de la vie et du chômage, des augmentations de salaires, une prime de chômage immédiate, une réelle politique de désenclavement économique des régions déshéritées de l’intérieur, l’arrêt du paiement de la dette pour financer ces mesures, etc.Quant au risque de divisions pré-électorales, le Front populaire a appris de ses erreurs passées et est conscient des difficultés à venir. Il est animé d’une profonde conviction de la nécessité de réussir ce front, qui représente la dernière chance pour une réelle démocratie politique et sociale.
Pourquoi le Front a-t-il participé à la « conférence de dialogue national » du 16 octobre ?Réunie à l’appel de l’UGTT, elle a été finalement boycottée par les deux principaux partis de la coalition au pouvoir, à savoir Ennahda et le CPR. Ils ont en effet eu peur que cette conférence débouche sur un désaveu de la politique gouvernementale. L’attitude de ces deux partis accentue la désaffection dont ils sont l’objet ainsi que leurs crises internes. Sans illusion sur la portée réelle de cette conférence, le Front ne pouvait être absent d’une initiative lancée par l’UGTT. Cette dernière est en effet la force politique et sociale la plus représentative du mouvement ouvrier. Il existe en son sein un puissant courant lutte de classes, et elle reste le cadre possible d’une nouvelle dynamique de lutte révolutionnaire anticapitaliste.Lors de cette conférence, les quatre porte-parole du Front ont dénoncé le projet de Constitution qui n’intègre même pas la référence aux droits de l’homme. Ils ont exigé :–l’arrêt de la répression policière contre les mouvements sociaux,–la libération immédiate des personnes arrêtées dans les mobilisations demandant la satisfaction des revendications de la révolution, dont ceux de la région de Menzel Bouzaiene1.–le respect du droit à manifester et à faire grève.Les représentants du Front ont également contesté :–les dates retenues par le gouvernement pour les élections, ainsi que la façon dont celui-ci prévoit de les organiser,–la légitimité du gouvernement provisoire à signer des accords bilatéraux avec les États de l’Union Européenne, et à vendre les sociétés ayant appartenu à la famille Ben Ali.
Il ont enfin dénoncé la continuation de la politique de libéralisation et de privatisations du secteur public.Propos recueillis par Neila Belaïd1. Toutes les personnes restées en détention ont finalement été relâchées le 23 octobre.