« Le centenaire de ce dont on ne peut pas parler ». C’est ainsi qu’a dû être intitulée la conférence organisée la semaine dernière par la prestigieuse Université de Bogazici (Istanbul), le terme de « génocide » ayant dû être retiré du titre initialement prévu...
Un événement qui résume bien le caractère tabou de ce mot, cent ans après les massacres subis par le peuple arménien dans le cadre du projet d’extermination orchestré par le Parti Union et Progrès dirigeant l’Empire ottoman.
À gauche, le génocide de plus en plus reconnu
Pourtant la revendication de la reconnaissance de la réalité du génocide arménien par l’État turc est affirmée de façon de plus en plus forte par diverses associations et groupes de gauche. De plus, des commémorations avec participation de plusieurs centaines de personnes sont réalisées depuis près de cinq ans, notamment sur la place Taksim au centre-ville d’Istanbul. Ajoutons aussi que pour la première fois, une réunion à la mémoire des vingt révolutionnaires arméniens du parti Hentchak exécutés en juin 1915 a eu lieu en 2013 lors de la révolte de Gezi. Fait symbolique mais important, le nom de l’un d’eux, Paramaz, fut adopté comme pseudonyme par un jeune révolutionnaire turc (Suphi Nejat Agirnasli), combattant volontaire à Kobané qui tomba lors d’une attaque de Daesh.
De plus, le travail patient de Hrant Dink, journaliste et intellectuel arménien assassiné en 2007, dans le cadre de la revue qu’il dirigeait (Agos), ainsi que de nombreuses publications d’ouvrages concernant 1915 et la question arménienne (notamment ceux de Dadrian, Kevorkian, Ter Minassian… ) ont fortement contribué à engager le débat sur la revendication de reconnaissance du génocide et à rendre publics les problèmes des Arméniens en Turquie.
Un État négationniste
Du côté de l’État turc, l’attitude concernant le déni du génocide ne change pas. Le fait que l’année dernière, l’ancien Premier ministre Erdogan ait présenté ses condoléances aux « petits enfants » des Arméniens ayant perdu leur vie en 1915 et affirmé que c’est un devoir de commémorer leur souffrance est bien sûr une première et représente un acte important… mais qui s’arrête au seuil de l’usage du « mot » et donc de la reconnaissance du véritable caractère des massacres.
Mais le comportement et les discours du l’actuel président de la République Erdogan et du gouvernement (qui lui est totalement inféodé), face au terme de « génocide » prononcé par le Pape François et la résolution adoptée par le Parlement européen reconnaissant le caractère génocidaire des actes meurtriers de 1915, dévoilent bien le fait que les condoléances de 2014 n’avaient d’autre but que de tenter de séduire les gouvernements européens et l’Union européenne à la veille du centenaire.
La nouvelle stratégie de l’AKP réside maintenant dans la redéfinition de la signification historique de l’année 2015, présentée comme le centenaire de la bataille des Dardanelles où les peuples musulmans de l’Empire ottoman auraient affronté les envahisseurs, transformant ainsi une séquence de la Première Guerre mondiale en récit héroïque anti-impérialiste, rendant ainsi obscure l’alliance de l’État ottoman avec les empires allemand et austro-hongrois. Et le fait que la date choisie pour la cérémonie officielle de la commémoration de cette bataille coïncide avec celle du génocide (24 avril) relève d’une ruse médiocre, même pour les cadres de l’AKP...
Une bataille internationaliste à mener
Le négationnisme n’est pas l’apanage de l’AKP et constitue aussi la principale ligne rouge inviolable des principaux adversaires de ce dernier, à savoir l’extrême droite (naturellement) et le centre gauche kémaliste-laïciste. Le Président du parti kémaliste CHP, principal parti d’opposition au Parlement, a même mentionné la possibilité de rédiger un texte en commun avec l’AKP concernant la résolution du Parlement européen, ce qui serait inconcevable sur tout autre sujet. Seul le Parti démocratique des peuples (HDP lié au mouvement kurde) échappe à ce consensus et n’hésite pas à utiliser le mot « génocide », à déposer des propositions de lois appelant l’État à s’excuser officiellement pour les actes de 1915, voire même à reconnaître le rôle des Kurdes dans les pillages et les massacres.
Même si une partie importante de la gauche révolutionnaire préfère toujours se prononcer prudemment sur cette question épineuse (ou ne pas s’y frotter du tout), il est incontestable que la reconnaissance du génocide est ou devrait être un enjeu crucial pour tout courant internationaliste porteur d’un projet d’émancipation sociale. Ce n’est qu’en reconstruisant l’histoire du point de vue des vaincus d’hier, en se remémorant l’image de ces « ancêtres asservis » dont parlait Walter Benjamin qu’il sera possible de construire un avenir libre de tout rapport de domination, où le champ des possibles n’inclura plus la barbarie.
D’Istanbul, Uraz Aydin