Publié le Jeudi 13 juillet 2017 à 08h14.

Turquie : La longue marche pour la justice

« La justice est le pain du peuple… / Aussi indispensable que le pain quotidien / Et comme le pain de tous les jours / le pain de la justice c’est le peuple qui doit le cuire. » (Bertold Brecht dans « Le Pain du peuple »)

Le 15 juin dernier, le premier parti d’opposition turc, le CHP (nationaliste et social-démocrate), a entamé une marche de 450 km d’Ankara à Istanbul après l’incarcération de l’un de ses députés, Enis Berberoglu.

L’immunité levée

Ce député du CHP a été condamné à 25 ans de prison pour « divulgation de secrets d’État » et « espionnage » : il aurait fourni à la presse des photos datant de 2014 montrant des camions d’armes affrétés par les services secrets turcs à destination de la Syrie. On ne sait toujours pas à quel groupe ces livraisons étaient destinées (l’État islamique ou d’autres groupes djihadistes, les avis divergent).

Le siège du journal qui a publié l’article et les photos a été perquisitionné par la police. Son rédacteur en chef a d’abord été arrêté puis a été visé par des tirs, il est aujourd’hui réfugié en Allemagne.

Berberoglu, qui était également journaliste avant d’être élu député, serait celui qui aurait envoyé ces photos au journal. Normalement, les parlementaires bénéficient d’une immunité en Turquie mais, ironie de l’histoire, le CHP a approuvé en avril 2016 la proposition de loi de l’AKP – le parti d’Erdogan – de lever l’immunité parlementaire des députés dans le but de poursuivre les députés pro-kurdes du HDP. Et à l’époque, le président du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, déclarait : « Cela va à l’encontre de la Constitution, mais nous voterons oui quand même. » Kiliçdaroglu pensait sans doute que seuls les députés du HDP seraient ciblés... mais, peu après, c’était au tour de ses propres députés de l’être !

Un nouvel espoir

Cette longue marche appelée « la Marche pour la justice » a duré 25 jours et l’intérêt et l’enthousiasme populaires qu’elle a suscités ont dépassé les attentes de Kemal Kiliçdaroglu lui-même.

À gauche, cette initiative a d’abord été accueillie avec scepticisme, un scepticisme justifié en raison de l’attitude passée de ce parti, de son soutien à la levée de l’immunité des députés du HDP ou de son retrait des manifestations après le référendum du 16 avril. Mais quelques jours seulement après le début de la marche, la majorité des groupes de gauche ont surmonté leurs réticences et rejoint le mouvement et la manifestation finale qui a eu lieu ce dimanche 9 juillet.

De plus, les députés du HDP ont rejoint la longue marche et manifesté aux côtés de Kiliçdaroglu, le HDP décidant en tant que parti de se joindre à la manifestation finale.

Certains médias affirment qu’il y avait 1,5 million de manifestantEs, tandis que d’autres évoquent seulement 180 000 personnes (principalement des médias proches de l’AKP au pouvoir).

Quoi qu’il en soit, il est clair que cette longue marche et cette manifestation, dont les trois principaux slogans étaient « Droits, Loi et Justice », ont redonné de l’espoir et de l’enthousiasme à des millions de personnes minées depuis longtemps par un sentiment de défaite. 

Le pouvoir inquiet

La marche s’est déroulée dans un climat assez tendu. De nuit, une benne de fumier a été déversée sur un des points d’étape de la marche. Les responsables de l’AKP, et le président Erdogan lui-même, ont qualifié la marche de provocation et ses partisanEs de terroristes... Entre-temps, l’AKP a annoncé qu’il entendait organiser des meetings et des rassemblements de masse avec la participation d’Erdogan lui-même, entre les 11 et 15 juillet, la date anniversaire de la tentative de coup d’État. L’AKP, inquiet de cette marche et de ses résultats possibles, a décidé de mobiliser ses partisans au cas où la situation deviendrait « hors de contrôle ». Erdogan et le Premier ministre actuel, Binali Yildirim, ont réitéré leur souhait de voir cette marche se terminer au plus vite.

Le CHP, l’un des principaux piliers du « système politique établi », est le parti qui a fondé la république et qui a des liens très étroits avec une partie du capital en Turquie. Ce qu’il tente de faire aujourd’hui, c’est de restaurer le système politique turc et de tourner la page des années AKP qu’il considère comme une anomalie. Son objectif principal est donc de « normaliser » la politique en Turquie et de rétablir l’ordre. C’est pourquoi il ne faut pas attendre trop de cette initiative du CHP, d’autant plus qu’il n’y a pas de réelles alternatives à gauche susceptible de l’inquiéter ou de l’obliger à aller plus loin. D’un autre côté, il va être plus difficile pour Kiliçdaroglu de contrôler ces millions de personnes qui ont repris confiance en eux-mêmes et renoué avec la rue. C’est aussi ce qui inquiète l’AKP.

L’un des devoirs les plus importants de la gauche en Turquie est de proposer à tous ceux qui ont participé à ces manifestations une véritable alternative politique transformatrice.

D’Istanbul, Eyup Ozer

(Traduit par Raymond Adams)