Une semaine à peine après la « Marche de la justice » de l’opposition, pour le premier anniversaire de la tentative de coup d’État de juillet 2016, le président Erdogan et son parti ont organisé une commémoration de masse.
Le slogan principal en était « la volonté nationale » et Erdogan a promis d’« arracher la tête de ces traîtres ». La foule a chanté « exécution ».
Le coup d’État permanent
Alors que l’anniversaire de la tentative de coup d’État et de l’état d’urgence s’approchaient, des rapports sur le bilan de l’état d’urgence sont sortis : au cours de cette année, 169 013 personnes ont été poursuivies, 50 510 d’entre elles ont été arrêtées, dont 167 journalistes, 85 maires et 12 députés. 112 530 fonctionnaires ont été expulsés du service public, dont de nombreux enseignantEs. Cinq grèves importantes dans diverses industries ont été interdites sous prétexte que ces grèves portaient atteinte à la sécurité nationale.
En ce qui concerne le premier anniversaire de la tentative de coup d’État de 2016, il était évident que le gouvernement mobiliserait beaucoup de moyens pour cette « semaine de commémoration » afin de créer un nouveau récit national et ainsi consolider sa base de soutien. Cependant, même si la cérémonie sur le pont du Bosphore à Istanbul a rassemblé beaucoup de monde, cela n’a pas été semble-t-il aussi fort que le pouvoir l’aurait voulu, et celui-ci ont dû changer certains plans initiaux visant à l’organisation de « tour de garde pour la démocratie » (24 heures sur 24, où les gens devaient venir sur les places et attendre). Cela montre également que, même chez les partisans les plus loyaux d’AKP, il n’y a plus d’enthousiasme. Cela ne signifie pas que l’AKP a perdu ses soutiens, mais qu’ils ont des difficultés à convaincre leur propre base. Ce même constat avait également été fait après le référendum du 16 avril, où les cadres locaux de l’AKP n’avaient pas fait campagne aussi activement qu’auparavant.
Entretenir les tensions
C’est pourquoi Erdogan sait qu’il a besoin d’invoquer de nouveaux ennemis internationaux et de nouveaux récits autour de menaces majeures contre la « patrie » afin de consolider ses soutiens. Dans ce sens, le 5 juillet, la police a enquêté sur une réunion de diverses organisations de défense des droits de l’homme dans un hôtel, et a arrêté les participants.
Devant le tribunal, ces militants des droits de l’homme ont été accusés « d’aider et encourager une organisation terroriste »... Alors que les procureurs et le mandat d’arrestation ne nommaient pas une organisation terroriste particulière, les procureurs ont également annoncé qu’une enquête distincte sur des accusations de « financement du terrorisme » et « espionnage » était aussi en cours. Six militants des droits de l’homme, y compris le directeur d’Amnesty International en Turquie, et plusieurs autres personnalités d’organisations telles que l’Assemblée des citoyens d’Helsinki, l’Association des droits de l’homme, la Coalition des femmes, un ressortissant allemand et un suisse, qui ont assisté à cette réunion sont encore en prison.
Les journaux et les chaînes de télévision pro-AKP fabriquent des théories conspirationnistes et prétendent qu’il s’agissait d’une réunion d’espionnage international en vue d’une nouvelle tentative de coup d’État. Certains journaux ont même publié les noms des personnes membres du groupe WhatsApp qui a été créé pour coordonner l’organisation de la manifestation contre les procès des journalistes arrêtés. Erdogan lui-même, interrogé lors d’une conférence de presse au Sommet du G20 à Hambourg, a affirmé que « le but de la réunion des organisations des droits de l’homme était de planifier des activités subversives similaires à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 ». Après cela, il a attaqué le journaliste qui lui avait posé cette question : « en me posant cette question, vous soutenez vous aussi l’appel des putschistes »...
Avec un citoyen allemand parmi les militants des droits de l’homme arrêtés, il y a une aggravation des tensions entre l’Allemagne et la Turquie. Deux journalistes allemands sont en prison. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel, a menacé la Turquie de sanctions économiques et a annoncé une « réorientation » de la politique allemande vis-à-vis de la Turquie. Il a déclaré à la presse que les actes du gouvernement turc « s’éloignaient des principes des valeurs européennes. Je ne vois donc pas comment, en tant que gouvernement, nous pourrions toujours garantir les investissements des entreprises allemandes en Turquie si, comme c’est arrivé, des expropriations arbitraires pour des raisons politiques sont non seulement brandies comme des menaces mais ont déjà eu lieu ».
Rassurer Berlin
L’Allemagne est le plus grand partenaire commercial de la Turquie et, avec 14 milliards de dollars par an, son plus grand marché d’exportation. Berlin y est l’un des plus gros investisseurs, spécialement dans les industries de l’automobile et de l’électronique. Beaucoup de marques industrielles allemandes telles que Mercedes, MAN, Bosch, Siemens, BSH, ont d’énormes usines. C’est pourquoi le capital allemand ne renoncera pas facilement à ses investissements en Turquie, où il peut exploiter une main-d’œuvre bon marché sans aucune protection ni organisation syndicale réelle, sans oublier les avantages de l’union douanière.
Bien que ce genre de tensions et de théories complotistes hollywoodiennes construites autour de prétendus espions étrangers soient utiles à Erdogan pour conforter ses partisans et les garder mobilisés, il lui est aussi nécessaire de rassurer le capital étranger. Après les déclarations du ministre allemand des Affaires étrangères, Erdogan a répondu « nous sommes la garantie du capital allemand en Turquie »...
D’Istanbul, Eyüp Ozer
Traduit par Yvan Lemaitre