Entretien. Le dimanche 7 juin, les élections législatives en Turquie ont été un bouleversement du paysage politique. Le parti du président actuellement au pouvoir, l’AKP, a perdu la majorité absolue au Parlement, tandis que le HDP (Parti démocratique des peuples), parti pro-kurde de gauche, a connu une nette percée, avec l’élection de 80 députés. Militante du NPA, Clémence s’est rendue en Turquie comme observatrice internationale pour les élections, dans le cadre d’une délégation du collectif de soutien au peuple kurde de Toulouse.
Comment se sont déroulées ces élections ?Elles ont eu lieu dans un climat particulièrement tendu. Face au risque de voir le HDP dépasser le barrage des 10 %, et surtout au risque pour l’AKP de perdre la majorité absolue, la répression et les attaques se sont intensifiées. En mai, deux attentats à la bombe ont touché deux sièges du HDP. En juin, un chauffeur de camion siglé HDP a été torturé et criblé de balles. Puis, lors d’un meeting du HDP, la foule a été attaquée par des groupes armés de couteaux, sous la bienveillance des policiers. Cette tension a culminé deux jours avant les élections avec l’explosion de trois bombes lors d’un meeting du HDP à Diyarbakir, faisant sept morts et des centaines de blessés. Les soupçons visent l’AKP comme commanditaire de ces agressions. Mais ces élections signent aussi un ralliement sans précédent de la gauche radicale derrière le HDP, dont la campagne a été particulièrement dynamique.
Que signifient les résultats des élections législatives en Turquie ?Pour l’AKP, le résultat des élections est un coup dur, car le président Erdogan voulait profiter d’une nouvelle majorité absolue pour installer un régime présidentiel. En dépassant le barrage des 10 %, le HDP devient la 4e force du pays et remet en cause la majorité absolue de l’AKP. Maintenant, différentes hypothèses sont envisageables. L’AKP peut former un gouvernement minoritaire et convoquer des législatives anticipées. Il peut aussi y avoir des coalitions de circonstance, par des détachements au sein du CHP (kémalistes) ou du MHP (extrême droite nationaliste), pour soutenir l’AKP. Mais des alliances pour gouverner entre les différents partis semblent improbables. Par contre, la situation peut évoluer dramatiquement. Le 10 juin, le président d’une association proche des groupes islamistes a été assassiné à Diyarbakir. En réponse, ces ultra-islamistes ont lynché des journalistes et tué trois jeunes Kurdes membres d’associations du mouvement kurde. La tension est à son comble à Diyarbakir et le mouvement kurde redoute principalement des provocations de la part des cellules islamistes proches de Daesh.
Comment s’explique la progression du HDP ?Il a été créé peu après la révolte de Gezi, sans en être directement issu. C’est une ouverture du mouvement kurde vers la gauche socialiste, la société civile et les minorités du pays. Pour ces législatives, le mouvement kurde s’est présenté pour la première fois avec un parti, et non des candidats indépendants, pour déjouer le barrage des 10 %. La force du HDP est d’avoir créé un rassemblement autour d’un programme de démocratisation radicale, concernant l’écologie, les minorités, les droits des femmes et des LGBT. Le HDP a été capable d’intégrer à égalité toutes les minorités. C’est un projet de vivre-ensemble, qui ne peut se faire selon la synthèse islamo-conservatrice nationale de l’AKP. La révolte de Gezi et la bataille de Kobané ont aussi contribué au succès du HDP. Avec Gezi, il y a une accumulation de nouvelles expériences collectives, mais aucune force n’a été capable de porter des revendications issues directement de ce mouvement. Cela explique les bons résultats du HDP dans des villes kémalistes. Le HDP, associé au mouvement kurde, a aussi acquis une aura grâce à la résistance héroïque des Kurdes contre Daesh à Kobané. Cela lui a permis de gagner l’électorat kurde religieux qui votait pour l’AKP, en lien avec l’échec du processus de paix avec le PKK.
Comment la gauche anticapitaliste est-elle intervenue dans cette campagne ?Une certaine partie des forces anticapitalistes, qui avaient toujours été proches du mouvement kurde, ont intégré directement le HDP. D’autres ont mené des campagnes indépendantes de soutien au HDP. La campagne la plus dynamique a été « 10’dan Sonra », impulsée entre autres par Baslangic, une organisation marxiste née de Gezi. S’y trouvait aussi Musterekler, un collectif de défense des biens communs actif durant Gezi. Cette campagne était ouverte et reposait sur l’opposition au projet de système présidentiel et un soutien au HDP pour faire barrage à l’AKP. Elle a appuyé de nombreux points du programme du HDP, comme la démocratie, l’écologie, les droits des femmes, les droits sociaux. Le défi est de pouvoir garder cette dynamique d’unité de la gauche anticapitaliste autour du HDP. Comme le posait le slogan de la campagne, la percée du HDP permet désormais de respirer en Turquie...
Propos recueillis par Alexandre G.