La prétendue liesse au début de la Première Guerre mondiale en Allemagne est parfois appelée « esprit de 1914 ». Nous pourrions appeler le sentiment public actuel à propos de la guerre en Turquie « esprit de 2019 ».
Bien entendu, ni cet esprit de guerre en Turquie aujourd’hui ni celui en Allemagne en 1914 ne sont spontanés mais ils sont construits. Ces jours-ci, sur la radio publique en Turquie, il y a un court écho du « front de guerre » presque toutes les 15 minutes. Parfois, il s’agit d’un paragraphe de la lettre d’un soldat, parfois d’un message court émanant également d’un soldat, parfois d’un simple hymne ou d’une déclaration. Si vous allumez la télévision, vous pourrez voir des reporters en tenue militaire prétendant être dans une zone de guerre ou un commentateur portant un gilet pare-balles posant un sabre à la main et déclarant qu’il est prêt pour la guerre. Les journaux parlent des travailleurEs industriels comme de « soldats dans les usines », tandis que le plus grand syndicat du pays réalise une vidéo pleine de chars et de soldats des forces spéciales, déclare son soutien à la guerre et affirme que les travailleurEs sont à leur « poste de travail pour la patrie. »
Union sacrée
Lorsque les syndicats du secteur public ont signé une convention collective prévoyant une augmentation salariale inférieure au taux d’inflation officiel, ils se sont défendus en affirmant que notre pays se préparait à la guerre et que nous devions donc nous préparer économiquement à la guerre. Ils ont déclaré que ceux qui critiquaient cette convention collective étaient des terroristes et des soutiens du terrorisme. La guerre est une bonne excuse pour quiconque veut attaquer les droits des travailleurEs. Erdogan a entamé cette guerre à un moment où le pays est aux prises avec une crise économique et où le gouvernement a annoncé un nouveau programme d’austérité.
Dans le climat de guerre et de mobilisation nationale, il est devenu presque impossible de discuter de ces questions sans être qualifié de traître. Donc, fondamentalement, le champ politique est divisé en deux sections : le « Parti de la guerre » et le « Parti du pain ». Alors que la Turquie est en guerre contre le Rojava, le « Parti de la guerre » engage également une guerre féroce contre le « Parti du pain ».
L’opposition parlementaire a également rejoint le « Parti de la guerre ». Lors du vote du Parlement pour l’envoi de troupes en guerre, tous les partis, à l’exception du HDP [Parti démocratique du peuple, issu du mouvement kurde et à gauche – NDLR] ont voté en faveur de la guerre, tandis que le président du principal parti d’opposition, le CHP [Parti républicain du peuple] a déclaré qu’il voterait en faveur de l’opération militaire, même si cela lui « déchirait le cœur ». Mais même ce soutien ne leur a pas épargné des critiques sévères de la part des nationalistes qui affirment qu’ils ne soutiennent pas suffisamment « nos troupes ».
« Éradiquer les terroristes »
Toute déclaration antiguerre, manifestation ou même affichage sur les réseaux sociaux peut entrainer des arrestations et des attaques. La police a déclaré que 839 comptes de médias sociaux avaient publié des contenu incriminants concernant l’opération militaire et que 186 de ces personnes avaient été arrêtées. Ces déclarations et arrestations ont pour seul but d’intimider et d’empêcher toute véritable critique de la guerre. La mobilisation nationaliste au sein de la société crée également plus d’espace pour les attaques racistes/fascistes. En une semaine à peine, une personne a été lynchée et tuée pour avoir parlé kurde en public, une autre personne a été agressée et hospitalisée. L’organisation de jeunesse des Loups gris (mouvement d’extrême droite) a réuni ses membres devant l’université d’Ankara et a attaqué des étudiantEs de gauche en déclarant que « les universités se tiennent au côté de notre glorieuse armée » et qu’ils « éradiqueront les terroristes des universités ».
Malheureusement, la répression n’est pas la seule raison du manque de mouvement pour la paix. La gauche en Turquie est atomisée et désorientée. L’incapacité (et le manque de volonté) de la gauche radicale à former une alternative politique pendant tant d’années a conduit à cette situation où il n’existe aucune représentation politique appelant à la paix ni aucune propagande en faveur des droits des travailleurEs contre la guerre. Il est donc facile pour les classes dirigeantes turques de gagner le prolétariat à leur politique guerrière. À un moment où la crise et les politiques d’austérité frappent fortement les travailleurEs, où les salaires sont supprimés sous prétexte de guerre, c’est un devoir urgent pour toute la gauche d’expliquer que ces politiques militaristes vont également à l’encontre des besoins quotidiens de la classe ouvrière, et d’entreprendre de gagner des millions de membres du « Parti du pain » à un mouvement pour la paix.
Metin Feyyaz, traduction Henri Wilno