Après vingt ans de pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan l’emporte à nouveau au second tour des élections présidentielles du 28 mai 2023. Face à son rival Kemal Kiliçdaroğlu qui obtient 47,84 % des voix, Erdoğan sort gagnant avec 52,16 %. Ce qui signifie que le « Reis » devrait normalement régner sous un régime autocratique, fascisant et nationaliste pour encore cinq ans.
Lors des élections du 14 mai, malgré tous les pronostics de l’opposition, Erdoğan avait obtenu 49,5 % des suffrages, devançant ainsi le leader de l’Alliance de la nation de 5 points, qui ne recueillait que 44,8 %. Pour les législatives qui se tenaient en même temps, le bloc d’Erdoğan composé des courants les plus réactionnaires de l’islamo-nationalisme turc arrivait aussi en tête avec 49,4 %, détenant ainsi 322 députés (sur 600) au parlement, donc la majorité qui lui permettra encore une fois, en tant que 13e président de la République, dans le cadre du régime présidentialiste, de déterminer le sort de tous les projets de loi.
Tournant nationaliste de l’opposition
Un troisième candidat, Sinan Oğan, ultranationaliste, obtenait lui au premier tour 5,2 %, conquérant ainsi une position décisive pour l’issue du second tour. Afin de pouvoir se rallier l’électorat d’Oğan, Kiliçdaroğlu, lui-même candidat d’un bloc composé de divers courants de centre gauche, conservateur, islamiste et provenant de l’extrême-droite opérait ainsi un tournant nationaliste.
Il préconisait, dans le contexte d’une victoire d’Erdoğan, que 10 millions de nouveaux migrantEs allaient arriver dans le pays, que les villes allaient être sous le contrôle des réfugiés et de la mafia, que les jeunes filles ne pourraient plus se promener toutes seules, que les violences faites aux femmes allaient augmenter (à cause des réfugiés) et que finalement Erdoğan allait faire des concessions face au « terrorisme » (donc au mouvement kurde). Il tentait ainsi de surfer sur la vague (massive, chez les Turcs comme chez les Kurdes) anti-migrantEs en exprimant qu’il allait tous les renvoyer dans leur pays, mais aussi de retourner le principal argument d’Erdoğan lors de sa campagne comme quoi l’opposition soutenait le « terrorisme » du PKK.
En effet le fait que le HDP (gauche pro-kurde) ait soutenu Kiliçdaroğlu (lui-même Kurde et Alévi – minorité religieuse diabolisée par le sunnisme majoritaire – et qu’il promettait de libérer Selahattin Demirtaş (ancien leader du HDP, emprisonné depuis sept ans) avait été le principal angle d’attaque d’Erdoğan contre l’opposition. Après avoir tenu un discours plus démocratique avant le premier tour, Kiliçdaroğlu commença à critiquer Erdoğan pour avoir mené des négociations avec le mouvement kurde (2009-2014).
Finalement Oğan a préféré exprimer son soutien à Erdoğan, mais le plus important parti du bloc dont Oğan avait été le candidat, le Parti de la victoire dont la principale position politique était le nationalisme anti-migrants, a déclaré son soutien à Kiliçdaroğlu. Sur ce, ce dernier a signé un protocole avec ce parti, où la position anti-migrants était réaffirmée mais qui promettait aussi (dans le cadre des lois) la continuation des nominations d’administrateurs à la place des maires (HDP) du Kurdistan de Turquie qui seraient accusés d’avoir des liens avec le PKK (une cinquantaine de municipalité sont dans ce cas). Alors que dans le programme initial de l’opposition il était question de nouvelles élections pour les mairies concernées… Si le HDP a contesté cette décision, il a continué à appeler à voter pour Kiliçdaroğlu mais le pourcentage de votants au Kurdistan qui était déjà en dessous de la moyenne au premier tour a encore baissé au second tour. Malgré tout le candidat de l’opposition sort gagnant dans toutes les villes du Kurdistan.
Reconstruire la conscience de classe
Si les conditions pour mener les campagnes étaient tout à fait inégales (contrôle des médias par Erdoğan) et que de nombreux cas de fraudes ont été observés, nous devons reconnaître que le régime a triomphé malgré tout. Ni la crise économique, ni les séismes de février, ni les atteintes à la démocratie n’ont permis une rupture de l’électorat conservateur et populaire avec le régime. Au contraire le mécontentement des classes laborieuses s’est exprimé à l’intérieur du bloc réactionnaire mais vers des courants encore plus radicaux que l’AKP.
Les résultats de ces élections montrent encore une fois que pour battre le régime d’Erdoğan la défense des valeurs démocratique et laïques ne suffit pas. Si le camp d’Erdoğan réunit différentes classes sociales, l’anti-erdoganisme aussi. Une fois de plus nous voyons que la droitisation de l’opposition, loin d’être une solution, renforce encore plus le régime et l’idéologie dominante bourgeoise, nationaliste et islamiste. Il est nécessaire de construire une autre polarisation, afin de briser l’hégémonie réactionnaire mais aussi celle du bloc de l’opposition. Une polarisation qui permettrait la dissociation entre les intérêts de la classe ouvrière, des oppriméEs et celles des patrons, qu’ils soient séculaires ou islamistes. Le combat contre l’autoritarisme doit être investi d’un contenu social, de classe. Et ceci passe par la reconstruction du « facteur subjectif », de la conscience de classe, de la capacité d’organisation des exploitéEs, des femmes contre la domination patriarcale, de l’unification des travailleurs locaux et migrants, turcs, kurdes, syriens et afghans. C’est le principal défi auquel est confronté la gauche radicale, du HDP au TIP (Parti ouvrier de Turquie où militent nos camarades de la IVe Internationale) et aux autres courants de la gauche révolutionnaire. Certes la situation n’est pas aisée. Nous reconnaissons notre défaite, mais refusons de plier et d’abandonner le combat. Étant conscient du fait que la liberté et l’égalité ne seront que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, comme on dit ici, « on re-prépare le thé et on se remet au travail… »
le 30 mai 2023, Istanbul