Nous avons interrogé Robi Morder, spécialiste des mouvements lycéens et étudiants, un des animateurs du Germe1, pour comparer le mouvement actuel dans la jeunesse avec les formes qui ont existé par le passé, notamment en 1986.
L’Anticapitaliste : Peux-tu revenir sur le mouvement de 1986, qui marque un tournant pour les mobilisations dans la jeunesse, et ceux de 1995, 2003 et 2006, parce qu’ils mettent en rapport la jeunesse et le travail ?
Robi Morder : Novembre-décembre 1986 a été un mouvement un peu exceptionnel, contre un projet de réforme de l’enseignement supérieur avec la sélection, l’augmentation des frais d’inscription et la remise en cause du caractère national des diplômes, mais il comportait aussi un volet institutionnel de restructuration avec l’autonomie des universités.
Il faut restituer ce mouvement dans le contexte global, après la victoire de la droite aux législatives de mars 1986, et le début de la cohabitation avec Mitterrand à la présidence de la République. L’existence de SOS Racisme, avec des comités, notamment dans les lycées, est assez importante, et justement ce sont les lycées qui vont représenter la masse des manifestantEs, même si la « locomotive », ce sont les étudiantEs qui se structurent en coordination nationale.
La grève générale va être courte – trois semaines de la mi-novembre au retrait et la manif du 10 décembre. Le travail militant précède avec des comités contre la réforme, de l’information, et ce depuis la rentrée, pendant plusieurs semaines. Il y a même parfois du scepticisme, car ça ne semble pas prendre, ça a l’air de passer au-dessus de la tête des étudiants. Certains pensent même que « la société a viré à droite » et qu’il faut se contenter d’un travail propagandiste. Finalement, à un moment donné, deux, trois facs démarrent, et en quelques jours le mouvement s’étend, c’est une déferlante lycéenne et étudiante puis on arrive au retrait du projet.
La coordination existait déjà dans le répertoire d’action, il y avait eu les grèves contre le DEUG et la loi Debré (réforme des sursis) en 1973, contre la réforme du deuxième cycle en 1976. C’est un problème qui va demeurer parce qu’il ne suffit pas de s’appeler coordination pour être plus représentatif qu’un syndicat : est-ce qu’un syndicat de 60 adhérentEs dans une fac est moins représentatif qu’une assemblée générale dans laquelle il y a 30 personnes ?
Mais à l’entrée dans la grève générale de 1986, les syndicats sont en crise, les effectifs militants sont faibles. Aux JCR, on doit être 120 militantEs à ce moment-là. Toutes organisations confondues à gauche, y compris syndicales, on doit avoir à peine plus d’un millier de militantEs (je ne parle pas des simples adhérentEs). Et, là, une masse d’étudiants qui entrent en mouvement se disent apolitiques – en fait il s’agit d’indépendance vis-à-vis des organisations.
Le mouvement est énorme. Il a des assemblées générales, la coordination apparaît comme quelque chose de démocratique, qui est prête à mettre à sa tête des gens qui sont organisés, dont tout le monde sait être des militantEs politiques. Il n’y a aucun problème de légitimité tant que les gens ne se présentent pas sous leur étiquette et respectent les mandats des coordinations. La coordination est acceptée par des syndicats étudiants qui ne peuvent pas faire autrement, et ils intègrent dans leur répertoire l’auto-organisation. Cela va marquer durablement la culture syndicale étudiante.
On retrouve la coordination par exemple en 2006, contre le Contrat première embauche, un autre grand mouvement, victorieux. Ce n’est pas un mouvement contre une réforme universitaire. Il se fait contre une loi qui est adoptée puis promulguée, mais elle est finalement abrogée de facto. Le recul gouvernemental est facilité par la rivalité entre Sarkozy et Villepin dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007, mais sans le mouvement il n’y aurait pas eu ce recul. C’est quand même une victoire du mouvement étudiant et plus largement du mouvement ouvrier puisqu’il s’agit d’une réforme du Code du travail. Et forcément, de ce fait, les confédérations de salariés sont impliquées, tout le monde est réuni en intersyndicale. Il y a les syndicats étudiants, dont la Fage, l’Unef, la Confédération étudiante2. Entre l’intersyndicale, la coordination représentative et le mouvement local, il y a plusieurs légitimités qui vont se confronter. Il y a la coordination avec des procédures inédites : le vote dans les assemblées générales, le vote à bulletins secrets, avec des procédures qui sont respectées. La coordination organise le mouvement étudiant qui est la locomotive de la lutte, mais dans les entreprises, ce sont les syndicats qui organisent le mouvement, d’autant qu’il n’y a pas de grève générale, pas de comités de grève, pas de coordination des comités de grève chez les salariéEs, même s’il y a beaucoup de monde dans la rue.
Ce qui frappait en 2006, c’était l’exigence démocratique : dans les AG, on entend ceux qui sont pour la loi, ceux qui sont contre, tout le monde s’exprime, même l’UNI3, et il y a un grand attachement au respect des procédures de vote. On a pu y retrouver, quatre ans après, les éléments de la mobilisation de la jeunesse contre Le Pen. En effet, en 2002, pour le deuxième tour, pour battre le Pen (Jean-Marie) ils légitiment aussi bien la rue que les urnes comme deux outils possibles. C’est à mettre en regard avec l’actualité où l’on considère que ce sont deux formes d’expression de la volonté populaire.
En 1995, 2003, 2006, il y a aussi la question de comment la jeunesse tisse des relations avec les organisations syndicales, et sur le lien avec des réformes qui sont liés à l’organisation du travail.
Je trouve que l’essentiel, on la retrouve tout le temps, c’est la question de la dignité.
En 2006, les étudiants, pour reprendre l’expression surgie en 2016 contre la loi travail, ressentent un « on vaut mieux que ça » : on a des diplômes et on nous dit qu’on sera des salariés jetables pendant deux ans. C’est ça l’élément clé, qui fait basculer. C’est ce qu’on connaît dans toutes les grèves, dans tout le mouvement social : on relève la tête, c’est la question de la dignité ouvrière. Qui existe aussi comme élément de dignité individuelle.
Il y a un parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui avec le 49-3, la répression et parfois les interdictions de tenir des AG. Il s’agit en plus de la dignité individuelle, de la dimension de dignité collective : on empêche un collectif, un syndicat, de tenir une AG, de convoquer une AG. Face à ça, on veut défendre les libertés individuelles et collectives.
Le mouvement de 1995 c’était un peu différent. Il y a eu aussi une coordination étudiante, avec les vicissitudes dans les rapports avec l’Unef ou la gauche. 1995 démarre d’abord dans un certain nombre de facs, pas du tout sur les retraites mais sur les budgets et les conditions de rentrée. À Rouen et à Nancy, la Fage est un acteur local du mouvement, ce qui est nouveau. Cet aspect étudiant se développe localement, comme souvent sur les luttes budgétaires, puis prend une petite ampleur nationale parce que le budget est voté en novembre au Parlement. Mais l’immense mobilisation des salariéEs contre le plan Juppé va rendre invisible le mouvement étudiant.
Dans les autres participations aux mobilisations sur les retraites, c’est un peu équivalent. Il y a une participation aux manifestations, des assemblées générales. Pareil pour la loi travail en 2016. Parfois il y avait du monde dans les assemblées générales et moins dans les manifs quand on sait qu’on va se faire nasser, gazer. Parfois c’est l’inverse, comme dans le mouvement actuel, où on peut avoir plus de jeunes dans les manifs intersyndicales, mais moins en AG.
Et puis il y a eu d’autres mobilisations étudiantes, dans les années 2000, sur le LMD ou la LRU4. Ça a été des mobilisations relativement importantes, mais qui n’ont pas été des mobilisations homogènes nationalement, parce qu’on n’avait pas non plus affaire à une réforme globale s’appliquant partout en même temps.
L’autonomie des universités pèse sur les modes d’action étudiants. Il peut y avoir des mobilisations pour l’inscription à la fac, mais finalement Parcoursup s’est appliqué, surtout dans les « filières en tension », et ça n’a pas suffi pour permettre une forte mobilisation globale. Alors que s’il y avait eu une sélection généralisée à l’entrée de toutes les filières, ou des droits d’inscription augmentés, je pense que cela aurait provoqué un mouvement beaucoup plus important.
Il faut penser l’action à l’aune de la nouvelle organisation des facs, comme on pense la nouvelle organisation du travail. Cela vaut aussi pour le personnel. En 1986, on est porté par cette perspective qu’en faisant des études, on aura une situation bien meilleure, et qu’on veut nous en empêcher. Alors qu’actuellement, avec les reportages, ce que l’on pense savoir, les études, le chômage… c’est souvent perçu que les études ne sont plus un instrument de promotion, mais seulement de protection contre le chômage. Il y a eu une perte d’illusions. On voit que même les jeunes diplômés ont du mal à trouver du travail ou un travail qui corresponde à leurs qualifications, leurs aspirations.
Toutefois pour les couches les plus populaires, la dimension de promotion sociale existe encore. On peut d’ailleurs se poser une question, pourquoi il y a peu de mobilisations dans les lycées professionnels, les IUT ou dans des filières à recrutement plus populaires ? L’enjeu pour les jeunes qui font ces études est : est-ce que mes parents ont les moyens que je perde une année ? est-ce que j’ai les moyens de perdre des chances à aux examens ? etc. La famille a fait des sacrifices, on ne veut pas les décevoir, on est coincé. Comme pour les salariés qui ne veulent pas perdre les journées de salaire dans un contexte où on n’est pas sûr de gagner. Il y a une série de calculs individuels qui sont en jeu.
Ce qui ne veut pas dire que les jeunes étudiants et lycéens qui habitent dans les quartiers populaires sont absents dans les manifestations.
Est-ce que, par rapport à la période de 2002 et 2006, il n’y a pas actuellement une perte de confiance dans le rôle de la jeunesse dans les luttes sociales ?
Je ne sais pas si globalement les étudiants se vivent comme une force sociale. On sort d’une période de grande fragilisation, avec la pandémie, la précarité qui est devenue plus qu’une situation individuelle, un problème politique.
Les lycées sont un exemple des secteurs qui ont perdu des traditions. La rotation est plus importante que dans les facs, la mémoire des luttes se perd rapidement, même une mémoire déformée – comme toute mémoire – qui est véhiculée par les organisations ayant une certaine implantation, et c’est justement cela qui a reculé, réapparaît ici, disparait là.
Pour prendre un exemple, le 1er mai 2018, pendant Parcoursup, il y a eu l’affaire du lycée Arago. La police entre dans le lycée où il y avait une réunion de lycéens de plusieurs établissements et arrête tout le monde. Au même moment, il y a les résultats des premiers tests de Parcoursup avec plein de gens refusés. Mais, à la manif, on n’est que quelques centaines, essentiellement des militants du coin, des profs, des parents d’élèves, quelques élèves, les organisations lycéennes. Chaque organisation lycéenne a fait des communiqués, a protesté. Mais visiblement aucune d’entre elle n’a pensé à réunir les organisations lycéennes, faire un appel commun et, constatant la faiblesse militante de chacun, planifier en commun des distributions de tracts dans une dizaine, une vingtaine de lycées pour commencer, là où il était possible de lancer des réunions, des mobilisations, et on verrait bien si cela s’étendrait ou pas, etc. Cette tradition s’est perdue.
Je crois qu’il y a dans les lycées une difficulté à retrouver des capacités d’organisation et de militantisme. Même si on a besoin de moins de papier et de tracts, il faut quand même une présence militante. Il y a plus de forces dans les facs, mais, à l’inverse, l’enseignement à distance fait qu’il y a moins de monde sur place. Et puis un autre élément, c’est une évolution des administrations, notamment universitaires, qui ne savent pas, plus, gérer. On a affaire à une technocratie. Les administrations, y compris pour des raisons juridiques, font beaucoup plus fréquemment appel à la police pour intervenir dans les facs et pour se couvrir. À la limite, pour elles, l’important ce n’est pas que la police intervienne, mais qu’ils dégagent leur responsabilité juridique en y faisant appel. Or, ça tend les situations, les plus mobiliséEs sont prêtEs à l’affrontement, mais ne sont pas forcément suiviEs par la masse.
Je crois que, dans la situation actuelle, on a une crise plus importante de la représentation syndicale, mais en même temps on voit moins de discours anti-
syndicaux. L’intersyndicale dans la mobilisation actuelle montre une utilité. Même ceux qui critiquent parlent d’un autre syndicalisme. Ce n’est plus le rejet du syndical, c’est la recherche de la meilleure stratégie syndicale. C’est tout de même à partir de là qu’il faut rebâtir.
Peux-tu donner quelques pistes sur l’évolution des organisations de jeunesse ?
Je parle plutôt des organisations étudiantes et lycéennes plus que de jeunesse en général. La situation actuelle, est grosso modo un champ où il y a la Fage, qui a réussi à s’imposer, par une stratégie de construction et d’organisation au cours des dernières années, comme un syndicat, terme qu’elle ne refuse plus contrairement à une quinzaine d’années. Elle représente, sur le plan institutionnel, environ la moitié des sièges. Sa force ne réside pas essentiellement dans son appareil national, mais plutôt par ses implantations au travers d’associations diverses et variées de sociabilité étudiante. Elle ressemble un peu à l’Unef des années 1950, et même du début des années 1960, et connait d’ailleurs de vrais débats sociaux, politiques.
D’un autre côté, il y a un espace qui se caractérise comme plus à gauche et qui a pendant un temps été polarisé par l’Unef. Alors là, il y a un éclatement, avec l’UNEF, l’Alternative devenue l’Union étudiante, Solidaires étudiants, la Fédération syndicale étudiante, et même des syndicats CGT étudiants et lycéens.
Est-ce que cet espace pourrait se structurer par des relations unitaires, et comment ? Qu’ont-ils de différent à dire que la Fage par rapport à des revendications ? La mobilisation actuelle pourrait être une occasion de discussions, mais pour l’instant, c’est la concurrence qui domine. On assiste à une multiplication, avec d’un côté la dimension de division, d’éclatement, la difficulté à sortir des habitudes ou habitus d’organisations pour envisager un regroupement, et d’un autre côté l’existence de plein de collectifs qui se pensent comme syndicaux. Je ne pense pas qu’une force puisse supplanter définitivement les autres par le seul jeu des rapports de forces, parce que le milieu étudiant est un milieu qui se renouvelle, les structures ont leurs propres pesanteurs, et il y a une réinvention permanente, des renaissances cycliques.
Pourrait-il y avoir des regroupements ? La garantie du succès de regroupements réside en deux choses : il faut à la fois une volonté commune des personnes qui dirigent les organisations et quelque chose qui se transforme à la base, à l’occasion de mobilisations. On peut faire un parallèle avec Grenoble en 1946. On a alors une très forte division entre organisations, avec l’UJRF, la JEC, l’Unef5 – pas en bonne forme– et d’autres groupes. On a des gens issus de la Résistance, comme Paul Bouchet, qui ont eu une expérience commune et ils tentent de mettre en place quelque chose qui était improbable, et ils se rassemblent dans le cadre de la vieille Unef, pour en faire un pôle revendicatif, tandis que chacun vit sa vie comme organisation politique, confessionnelle, culturelle, etc.
1968 aurait pu être un de ces moments de reconstruction sur la base des comités d’action. C’est tenté. Mais les divergences étaient trop grandes entre les différents groupes, il n’y avait pas cette volonté commune. La préoccupation de l’époque c’était la classe ouvrière, pas le monde étudiant considéré comme secondaire, petit-bourgeois.
On assiste pour l’instant à des restructurations dans le syndicalisme étudiant, les choses vont bouger, on va voir ce qui se passe dans le champ institutionnel, avec les élections au CNESER. Mais on n’a pas encore la volonté commune qui s’appuie sur une dynamique à la base. Voilà, le poids des appareils et des conservatismes d’organisation domine encore, mais rien n’est définitif dans le mouvement étudiant d’autant que le besoin de sociabilité et d’action collective est bien présent.
- 1. Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants. www.germe-inform.fr. Il édite Les Cahiers du Germe, et des livres dans la collection Germe chez Syllepse, https://www.eyrolles.com…
- 2. La Cé avait été créée en 2005 avec le soutien de la CFDT.
- 3. Union nationale universitaire, organisation de droite extrême dans les universités.
- 4. LMD pour « licence, master, doctorat », pour harmoniser avec les systèmes européens à Bac+3, bac+5, bac+8, loi votée en 2002. LRU : pour « libertés et responsabilités des universités » votée en 2007.
- 5. Union des jeunesses républicaines de France, devenue Jeunesses communistes, Jeunesse étudiante chrétienne. Voir Robi Morder, Naissance d’un syndicalisme étudiant : 1946, la charte de Grenoble, Paris, Syllepse, 2006.