Alors qu’avec son Grand débat national, Macron fait mine de vouloir « transformer les colères […] en solution », la journée de samedi a été pour lui un douloureux rappel de la réalité : oui, la mobilisation des Gilets jaunes continue, mobilisant assez largement pour le neuvième samedi consécutif, et non, ses injonctions à débattre – mi-menaçantes, mi-paternalistes – ne convainquent pas grand monde…
Malgré les menaces d’Édouard Philippe et de sa petite frappe Castaner envers toutes celles et tous ceux qui oseraient manifester encore ce samedi, malgré une présence policière rendue visible à grand renfort de publicité (les fameux « 80 000 membres des forces de l’ordre »), le mouvement a bien franchi la barrière de la trêve de fin d’année...
Le jaune est toujours là !
Les chiffres, en particulier ceux – toujours sous-évalués – distillés par le ministère de l’Intérieur, sont certes à prendre avec de très grosses pincettes, mais la réalité de la dynamique s’impose : deux mois après la première journée d’action du 17 novembre qui avait vu les Gilets jaunes fleurir sur les ronds-points, le ministère de l’Intérieur comptabilisait samedi dernier 84 000 manifestantEs partout en France (dont 8 000 à Paris) soit près de 35 000 de plus que la semaine précédente ! Ont aussi été comptabilisés 5 000 manifestantEs à Bourges, Bordeaux ou Toulouse, et des manifestations à peu près partout sur l’ensemble du territoire.
Le mouvement change de physionomie, les ronds-points, barrages ou péages ayant été très largement abandonnés – ou évacués manu militari – au profit de manifestations et de rendez-vous plus centraux, mais il s’inscrit dans la durée. Il s’enracine et s’organise, avec des assemblées générales plus structurées, l’apparition de services d’ordre pour les manifestations…
Pour autant, les contradictions continuent à peser : au-delà de la critique justifiée du coût de la vie, du rejet du mépris social de ceux d’en haut que le Président directeur général incarne à merveille, de la critique de l’inégale répartition des richesses, les Gilets jaunes n’ont pas réussi à fixer des mesures revendicatives précises. Et face au plafond de verre auquel ils se heurtent, à la difficulté à massifier la mobilisation pour qu’elle franchisse une nouvelle étape, la recherche de raccourcis, comme le Référendum d’initiative citoyenne, continue à peser. Et c’est dans ce statu quo que politiciens réactionnaires ou activistes fachos tentent de naviguer...
De la matraque au moulin à paroles
Pour le pouvoir, ça continue aussi : la crise politique travaille le système, et Macron n’arrive pas à reprendre la main. Mardi, dans la petite commune de Bourgtheroulde, il a donc dégainé son (ultime ?) arme politique : le Grand débat national.
La route a été balisée par sa lettre rendue publique dimanche : quatre grands thèmes à discuter (fiscalité et dépenses publiques, organisation de l’État et des services publics, transition écologique, démocratie et citoyenneté), une orientation au service des plus riches clairement réaffirmée : « Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement et faire que le travail paie davantage. » et deux ou trois pièges pour semer le trouble dans le mouvement en flattant les plus réactionnaires (ainsi les « objectifs annuels » en matière d’immigration comme réponse à la paupérisation de larges franges de la population ?).
Pour installer un climat propice au débat, Castaner a dû lâcher un peu de lest en matière de répression. Samedi dernier à Paris, la manifestation a pu se faire sans encombre jusqu’à la place de l’Étoile, mais le naturel a vite repris le dessus : 244 interpellations dans tout le pays, des chiffres identiques à ceux de la mi-décembre. Et ce même jour, un manifestant bordelais, pompier volontaire, visé par un tir de lanceur de balle de défense (LBD 40) dans le dos (!), est dans le coma... Selon la presse, 93 personnes ont été gravement blessées depuis deux mois.
Une « chance » pour notre camp social
La mobilisation semble aujourd’hui à la croisée des chemins, entre un Grand débat national taillé sur mesure par Macron pour transformer la colère populaire en défouloir sans fin, une auto-organisation et une structuration qui reste à développer (dans ce sens, le rendez-vous pour une coordination nationale à Commercy le samedi 26 janvier peut jouer un rôle important), la faiblesse des relais dans le mouvement social, et l’absence de perspectives politiques autres que les urnes en mai prochain… Car si le mouvement n’avance pas, il va finir par reculer.
De cette situation, le mouvement ouvrier, en particulier les plus importantes directions syndicales, portent pour une large partie la responsabilité. La CFDT s’investit dans le Grand débat, voyant là l’opportunité de porter sa proposition d’un « Grenelle du pouvoir vivre »... Quant à la CGT, si elle a refusé de se rendre à Matignon vendredi dernier pour discuter de l’organisation du Grand débat, elle se dit toutefois ouverte à « des débats citoyens » pour « mettre noir sur blanc des revendications en matière de services publics, de mobilité, de salaires »... Cela alors qu’en pleine ébullition sociale, le problème de l’heure est bien pour le monde du travail d’entrer – enfin – massivement dans l’action, pour une augmentation substantielle des salaires et des pensions, et avec ses propres moyens de mobilisation, la grève.
Mardi, Macron déclarait que le « mouvement social » des Gilets jaunes est « une chance pour qu’on puisse réagir plus fort et plus profondément ». Pour lui faire ravaler sa politique, c’est bien le moment de saisir notre chance !
Manu Bichindaritz