Publié le Vendredi 30 janvier 2009 à 13h12.

Le sarkozysme contre la démocratie

Dans sa pratique quotidienne du pouvoir, Sarkozy ne se contente pas de s’inscrire dans la continuité autoritaire de la Ve République. Il dessine un nouveau régime, où les règles démocratiques trop « contraignantes » doivent s’effacer pour que le capital impose ses exigences à la société.

Drôle d’ambiance pour un quinquennat qui n’a pas encore célébré son deuxième anniversaire… Jusque dans un secteur de la droite, où le malaise s’exprime de plus en plus ouvertement, chacun le sent intuitivement : le régime politique de la France connaît une brusque mutation, les corps intermédiaires s’effacent, la démocratie s’atrophie insidieusement, les libertés publiques ne cessent de reculer. Signe du trouble, le fort peu contestataire Alain Duhamel signe un essai comparant Nicolas Sarkozy au Bonaparte du Consulat : « Que le sixième président de la Ve République relève du bonapartisme, cela ne fait pas de doute. Il possède tous les traits distinctifs, bons et mauvais, de la famille politique la plus originale de la droite française. Il a l’autorité et le charisme qui en constituent en quelque sorte le droit d’entrée. Il en a le goût de l’ordre et le sens du théâtre. Il en possède l’instinct de la rupture et la passion du mouvement. Il en a également l’impatience et la nervosité, l’ambition, l’égocentrisme et parfois la démesure. »1

À la hussarde…

Résumons en quelques traits ce qui constitue la pratique distinctive du sarkozysme aux affaires. Avec la révision constitutionnelle de l’été 2008, la Ve République a pris un tour ouvertement présidentiel. Désormais, c’est à l’Élysée que se prend l’ensemble des décisions, par-dessus la tête d’un gouvernement évanescent et d’un Parlement jamais à ce point vassalisé. Le souverain élyséen occupe toutes les fonctions, se substituant au Premier ministre comme à chacun de ses ministres (jusqu’à décider, à leur insu, des orientations dont ils ont théoriquement la charge), se comportant en chef de toutes les administrations (comme lorsqu’il intervient à propos de n’importe quel fait divers), modifiant les règles du travail législatif, assumant sans vergogne le rôle de leader du parti majoritaire. La décision de limiter le droit d’amendement des députés et sénateurs, donc le temps des délibérations parlementaires, les remaniements ministériels à répétition et les grâces ou disgrâces qui frappent à tour de rôle les éminences du régime, les réorganisations de l’UMP pour satisfaire au moindre des caprices du monarque traduisent une concentration inédite du pouvoir, laquelle ne s’embarrasse plus du moindre artifice. À quoi s’ajoute une réorganisation de l’État, destinée à rendre celui-ci plus performant au service des marchés, dans une logique des plus classiquement libérales, et à éliminer tout ce qui pourrait représenter des contre-pouvoirs institutionnels (c’est à cette tâche que s’attelle la commission Balladur en charge de la réforme des collectivités territoriales). Sans même parler de la mise en coupe réglée de la justice.

Comme cette modification des équilibres institutionnels a un effet possiblement pervers, celui de placer le Prince en confrontation directe avec le pays, dans la mesure où cette surexposition présidentielle le contraint de réaffirmer en permanence sa légitimité au moyen d’une agitation permanente visant à sidérer ses adversaires et à occuper tous les terrains simultanément, le sarkozysme éprouve le besoin impérieux de mettre en scène son action. D’où l’importance stratégique que revêt le contrôle des médias. Les relations personnelles du président lui ayant déjà permis de s’assujettir les grands groupes multimédias de l’Hexagone et une large partie des chaînes de télévision et de radio, il restait encore à verrouiller totalement l’audiovisuel public. Ce sera chose faite avec la loi qui place sciemment ce dernier en situation de financement précaire et donne à l’exécutif la faculté discrétionnaire de nommer ou révoquer le président de France Télévisions.

Enfin, face à des classes populaires qui grondent d’avoir tant d’années durant subi l’austérité et la dérégulation libérale, le régime a entrepris de criminaliser les secteurs combatifs de la gauche et du mouvement social. Le droit de grève avait déjà subi le tour de vis que l’on sait dans la fonction publique. La réforme de la représentativité syndicale dissimulait déjà mal une farouche volonté de domestiquer une fraction du syndicalisme. Dorénavant, et de plus en plus systématiquement, on fait donner la force publique contre les manifestations, ce sont de poursuites judiciaires et de lourdes condamnations que l’on menace les militants et organisations refusant de jouer le jeu, le fichage et les officines de police privées sont mis à contribution. Les dispositions liberticides mises en œuvre, depuis des années, au nom de la lutte contre l’insécurité, le terrorisme ou l’immigration « clandestine », se révèlent ainsi  – comme prévu ! –  une arme redoutable contre les mobilisations. Dans la foulée, il ne reste plus qu’à désigner les syndicats SUD comme l’ennemi à abattre, tandis qu’une cinquantaine de hussards du sarkozysme, à l’Assemblée nationale, déposent une nouvelle proposition de loi contre les libertés syndicales.

Impitoyable cohérence

Tout cela fait, évidemment, système. L’actuel chef de l’État n’est, à cet égard, pas simplement le Bonaparte putatif que décrit Duhamel. De la tradition bonapartiste, réactivée par le général de Gaulle à l’occasion de son retour au pouvoir en 1958, il s’inspire effectivement lorsqu’il conjugue pouvoir personnel, autoritarisme exacerbé et prétention à nouer une relation directe avec le peuple. Cela lui a permis, entre autres, de réunifier les droites sous sa houlette et de récupérer les thématiques de l’extrême droite en matière d’ordre moral ou d’immigration. Mais les formes nouvelles qu’emprunte présentement le capitalisme, comme d’ailleurs les contraintes de sa crise actuelle, l’amènent également à marier cette culture politique2 à une « référence à l’entreprise et à la dogmatique managériale » si caractéristique, sous d’autres auspices, de la « gouvernance » d’un Berlusconi ou d’un Poutine3. Cette synthèse inédite trouve sa cohérence – dans le but de remodeler la société, de la plier aux exigences du monde des affaires et de détruire des conquêtes vieilles de plusieurs décennies – dans une référence constante, chez Nicolas Sarkozy, au projet néoconservateur né outre-Atlantique.

D’évidence, une pareille approche ne peut guère s’embarrasser de la subsistance de règles démocratiques trop contraignantes. Lointain théoricien de la vague néolibérale qui vient de balayer la planète, avec les résultats que l’on connaît, un Friedrich von Hayek s’en prit un jour au « concept crucial de la démocratie doctrinaire [qui] est celui de la souveraineté populaire. Ce concept signifie que la règle majoritaire n’est pas limitée ni limitable »4. L’enjeu est, ici, parfaitement souligné : il consiste à savoir qui, du plus grand nombre ou d’une poignée de possédants, a la légitimité de faire prévaloir ses intérêts. Une grande bataille s’ouvre pour les libertés. Elle se révèle plus que jamais indissociable du combat social. D’autant que des régimes comme celui qui émerge sous nos yeux finissent fréquemment dans le chaos5… 

 

1. Alain Duhamel, La Marche consulaire, Plon, 2009.

2. Marx écrivait, en son temps, que le bonapartisme constituait « la vraie religion de la bourgeoisie moderne ».

3. La formule est empruntée à Pierre Musso, Le Sarkoberlusconisme, L’Aube, 2008.

4. Friedrich von Hayek, La Constitution de la liberté, Raoul Audoin, 1994.

5. C’est d’ailleurs un homme de droite, François Léotard, qui l’annonçait voilà un an, dans son ouvrage Ça va mal finir, Grasset, 2008.