Cet « article-préface » a été écrit pour l’anniversaire de la Révolution russe et de la publication par Lénine de L’État et la Révolution.
Rédigé dans la clandestinité et dans l’urgence en août 1917, au lendemain des journées de juillet, L’État et la Révolution est un texte pré-insurrectionnel. Pour en saisir la portée polémique, et pour en comprendre certaines outrances ou formules unilatérales, il faut rappeler qu’il constitue un geste de rupture envers l’orthodoxie de la IIe Internationale. L’intervention d’Anton Pannekoek en 1912 dans la Neue Zeit avait fait scandale. Contrairement à Bernstein et Kautsky pour qui la révolution signifiait seulement un « déplacement de forces » au sein de l’appareil d’État, il avait exhumé les textes de Marx sur le 18-Brumaire, La Guerre civile en France, la Critique du programme de Gotha, pour rappeler aux maîtres penseurs amnésiques de la social-démocratie allemande qu’il ne suffisait pas de s’emparer d’un pouvoir d’État forgé par la bourgeoisie à son usage, mais qu’il fallait le briser. Telle était la fonction de la dictature du prolétariat, dont Marx faisait, dans sa fameuse lettre de 1852 à Weydemeyer, l’une de ses contributions majeures à la théorie révolutionnaire de son temps. L’article de Pannekoek fut accueilli comme une rechute dans un anarchisme primaire. Grand admirateur des Chemins du pouvoir de Kautsky, Lénine lui-même n’a guère pris position dans la polémique et il a plutôt continué à accepter la lecture sélective de Marx par ses héritiers officiels. Il fallut donc l’épreuve de la guerre et la révélation de « la faillite de la IIe Internationale » pour qu’il reconsidère la question et relise sous la pression de Boukharine l’œuvre de Marx avec des yeux dessillés. L’État et la Révolution est le produit de cette lecture dans la chaleur et l’urgence de l’événement révolutionnaire.
Pour Lénine comme pour Engels, l’État n’est donc ni un pouvoir imposé à la société de l’extérieur, ni, selon la formule de Hegel, « l’image de la réalité dans la raison », mais « le produit de la société à un stade déterminé de son développement ». Il exprime le fait que « les contradictions de classes sont inconciliables ». La conséquence pratique en est que « l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil du pouvoir d’État créé par la classe dominante ». Pour Marx en effet, l’expérience de la Commune de Paris a prouvé que « l’État représentatif moderne » est d’abord un instrument d’exploitation du travail par le capital. À l’opposé des utopies petites bourgeoises d’un État en lévitation au-dessus des classes, l’État est donc l’organisation de la violence de classe. Cette conclusion éclaire les pages célèbres du 18-Brumaire, où Marx constate que toutes les révolutions politiques n’ont fait jusqu’alors que perfectionner la machine d’État au lieu « de la briser, de la démolir », et non de se contenter « d’en prendre possession ». C’est précisément ce qu’a accompli la Commune. La « démocratie bourgeoise » devient alors « prolétarienne » et « se transforme en quelque chose qui n’est plus à proprement parler un État ».
Marx exige donc bel et bien la destruction de l’État existant comme « excroissance parasitaire » de la société. Ces phrases, écrites il y a plus d’un demi-siècle, s’indigne Lénine, ont été si profondément enfouies par la social-démocratie allemande, qu’il a fallu pour les exhumer de « véritables fouilles ». Certes, les anarchistes ont « éludé les formes politiques » du pouvoir révolutionnaire, mais les opportunistes de la IIe Internationale ont quant à eux « accepté les formes bourgeoises de l’État démocratique parlementaire ». La forme transitoire de la disparition de l’État sera, contrairement aux illusions libertaires, « le prolétariat organisé en classe dominante ». Marx n’a pas cherché à inventer cette forme. Il s’est contenté d’observer le cours réel de la lutte des classes pour découvrir dans la Commune « la forme enfin trouvée ». Dans la période de transition inaugurée par une révolution, « un appareil militaire et bureaucratique spécial » devient superflu, mais il faut encore mesurer l’échange et la distribution. C’est seulement quand on pourra distribuer les logements gratis que « l’extinction totale de l’État » adviendra à l’ordre du jour. En attendant, la dictature du prolétariat reste « une forme d’État » déterminée. Quand Marx polémique contre les thèses anarchistes, ce n’est donc pas, insiste Lénine, pour leur reprocher l’idée d’une disparition de l’État, mais leur refus d’utiliser si nécessaire la violence coercitive organisée, « c’est-à-dire un État », mais un État qui n’est plus, comme le disait déjà Engels de la Commune, « un État au sens propre ».
Pour Lénine comme pour Marx et Engels, la question de l’État est donc indissociable de celle de la dictature du prolétariat, comme organisation de la force et de la violence, « aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de la population ». Si cette « dictature » a un caractère de classe, elle ne se conçoit cependant pas comme une dictature corporative1. Il s’agit de prendre le pouvoir pour « conduire le peuple entier au socialisme ». La formule évoque le concept d’hégémonie, qui avait cours dans la social-démocratie russe pour définir le rapport entre prolétariat et paysannerie dans l’alliance ouvrière et paysanne, bien avant que Gramsci ne lui donne sa portée stratégique nouvelle. Il s’agit bien déjà de former un bloc historique, sans oublier que « par le rôle qu’il joue dans la grande production, le prolétariat est seul capable d’être le guide de toutes les classes laborieuses exploitées mais incapables d’une lutte indépendante pour leur affranchissement ».
Pour Lénine, qui cite la lettre à Weydemeyer, la dictature du prolétariat est la « pierre de touche » qui permet « d’éprouver la compréhension et la reconnaissance du marxisme » : alors qu’elle représente « un élargissement sans précédent de la démocratie », elle ne peut se limiter à ce simple élargissement, car elle doit aussi briser par la force la résistance des oppresseurs. La démocratie, qui reste une forme de l’État, est donc appelée à disparaître au même titre que l’État et avec lui. Nous sommes, en déduit Lénine, pour une République démocratique en tant que « meilleure forme de l’État pour le prolétariat en régime capitaliste », mais aucun État ne peut être déclaré, comme le prétendent les sociaux-démocrates allemands, « libre et populaire » : la République démocratique est « le chemin le plus court conduisant à la dictature du prolétariat », dont les formes transitoires peuvent varier à l’infini, mais dont « l’essence » reste la même. Dans une société capitaliste, la démocratie reste une démocratie pour les riches, alors que la dictature du prolétariat doit instaurer une démocratie pour le peuple. Dans la transition de l’une à l’autre, « la répartition des objets de consommation suppose nécessairement un État bourgeois ».
L’État subsiste donc, dans un premier temps, mais « comme État bourgeois sans bourgeoisie ». Cette formule paradoxale servira à nouveau à Lénine pour penser de manière inédite le type d’État issu de la Révolution russe. Mais un État bourgeois sans bourgeoisie n’est pas pour autant un État prolétarien. L’État bourgeois sans bourgeoisie va ainsi devenir le terreau sur lequel s’épanouissent les dangers professionnels du pouvoir et à l’abri duquel se développe une nouvelle forme d’excroissance bureaucratique parasitaire de la société.
Dans l’État et la Révolution, Lénine rompt radicalement avec « le crétinisme parlementaire » du marxisme orthodoxe. Il en conserve cependant l’idéologie gestionnaire. Ainsi imagine-t-il encore que la société socialiste « ne sera plus qu’un seul bureau, un seul atelier, avec une égalité de travail et égalité de salaire ». De telles formules rappellent certaines pages où Engels suggère que le dépérissement de l’État signifiera aussi un dépérissement de la politique au profit d’une simple « administration des choses », dont l’idée est empruntée aux saint-simoniens ; autrement dit, à une simple technologie de gestion du social, où l’abondance postulée dispenserait d’établir des priorités, de débattre de choix, de faire vivre la politique comme espace de pluralité.
Pour la social-démocratie allemande, la poste était « le modèle d’entreprise socialiste » par excellence. « Rien n’est plus juste », renchérit Lénine, car « le mécanisme de gestion sociale y est tout prêt », ou encore « admirablement outillé ». Un tel enthousiasme, que l’on retrouvera plus tard dans son éloge du taylorisme, indique que, pour lui, la destruction de la machine bureaucratique d’État n’interfère guère avec la division du travail, avec son organisation disciplinaire bureaucratique, comme s’il suffisait en somme de « prendre possession » en l’état de l’appareil de production, sans avoir à le changer. Lénine persiste dans son utopie gestionnaire en imaginant que, lorsque l’État et l’autorité politique disparaîtront, « les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives ». Il s’agit bien ici, non seulement du dépérissement de l’État, mais bel et bien du dépérissement de la politique, soluble dans l’administration des choses.
Comme c’est souvent le cas, une telle utopie, en apparence libertaire, se retourne en utopie autoritaire. Le rêve d’une société qui ne serait « tout entière qu’un seul bureau et un seul atelier », ne relèverait en effet que d’une bonne organisation de son fonctionnement. De même, un « État prolétarien », conçu comme un « cartel du peuple entier », peut aisément conduire à la confusion totalitaire de la classe, du parti, et de l’État, et à l’idée que, dans ce cartel du peuple entier, les travailleurs n’auraient plus à faire grève, puisque ce serait faire grève contre eux-mêmes.
Il apparaît donc clair qu’en voulant tordre le cou au légalisme institutionnel de la IIe Internationale dans une situation révolutionnaire, Lénine tord aussi le bâton de la critique dans l’autre sens. Il rompt avec les illusions parlementaires. Mais il s’interdit du même coup de penser les formes politiques de l’État de transition. C’est ce point aveugle que Rosa Luxemburg va mettre en évidence. À la différence des critiques vulgaires de la Révolution russe, elle établit dès un article de 1906 dans la Rote Fahne, une distinction radicale entre blanquisme et bolchevisme : « Si aujourd’hui les camarades bolcheviques parlent de dictature du prolétariat, ils ne lui ont jamais donné l’ancienne signification blanquiste, et ne sont jamais tombés non plus dans l’erreur de la Narodnaïa Volia qui rêvait de prendre le pouvoir pour soi. Ils ont affirmé au contraire que l’actuelle révolution peut trouver son terme quand le prolétariat, toute la classe révolutionnaire se sera emparée de la machine d’État ». Pour elle, la dictature du prolétariat ne peut donc être celle d’un parti minoritaire se substituant à la classe. Et si elle assume pleinement la notion de dictature du prolétariat au sens large – « aucune révolution ne s’est achevée autrement que par la dictature d’une classe » – elle met aussi en garde les sociaux-démocrates russes : « Apparemment, aucun social-démocrate ne se laisse aller à l’illusion que le prolétariat puisse se maintenir au pouvoir. S’il pouvait s’y maintenir, alors il entraînerait la domination de ses idées de classe. Ses forces n’y suffisent pas à l’heure actuelle, car le prolétariat, au sens le plus strict de ce mot, constitue précisément dans l’empire russe, la minorité de la société. Or, la réalisation du socialisme par une minorité est inconditionnellement exclue, puisque l’idée du socialisme exclut justement la domination d’une minorité. » Après la chute du tsarisme, le pouvoir reviendra donc à « la partie la plus révolutionnaire de la société, le prolétariat », qui « s’emparera de tous les postes et restera sur ses gardes aussi longtemps que le pouvoir ne sera pas dans les mains légalement appelées à le détenir, dans le nouveau gouvernement que la Constituante est seule à pouvoir déterminer en tant qu’organe législatif élu de la population ». Elle prévoit que dans une telle assemblée les sociaux-démocrates ne seront pas majoritaires, mais « les démocrates paysans et petits bourgeois ».
Cet article de 1906 préfigure et annonce la fameuse brochure de 1918 sur la Révolution russe. Dans un article de 1918, intitulé « Assemblée nationale ou gouvernement des conseils », elle condamne à nouveau le crétinisme parlementaire qui a conduit la majorité socialiste à la politique d’union sacrée dans la guerre :
« Réaliser le socialisme par la voie parlementaire, par simple décision majoritaire, que voilà un projet idyllique ». Elle ne renonce pas pour autant à ce qu’elle écrivait dès 1904 sur la nécessité de combiner l’action hors et dans les institutions, « la nécessité aussi bien de renforcer l’action extraparlementaire du prolétariat, que d’organiser avec précision l’action parlementaire de nos députés ». Dans sa brochure de 1918 sur la Révolution russe, contrairement aux socialistes orthodoxes de la social-démocratie allemande, elle salue la révolution et les bolcheviques qui ont « osé » ouvrir la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir. Elle souligne les responsabilités qui en résultent pour les révolutionnaires européens, à commencer par les Allemands : « En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au bolchevisme ». L’avenir de la Révolution russe se joue donc, dans une large mesure, dans l’arène européenne et mondiale.
Il n’en demeure pas moins que les bolcheviques russes ont aussi leur part de responsabilité. Dans une première partie de sa brochure, Rosa critique leurs mesures concernant la réforme agraire et la question nationale. En créant, non pas une propriété sociale, mais une nouvelle forme de la propriété privée agraire, la parcellisation des grands domaines « accroît les inégalités sociales dans les campagnes » et génère massivement une nouvelle petite bourgeoisie agraire dont les intérêts entreront inévitablement en contradiction avec ceux du prolétariat. De même, l’application généralisée du droit à l’autodétermination pour les nationalités de l’empire tsariste n’aboutit qu’à « l’autodétermination » des classes dirigeantes de ces nationalités opprimées, car « le séparatisme » est « un piège purement bourgeois ». Lénine et ses amis ont « gonflé artificiellement l’afféterie de quelques professeurs d’université et de quelques étudiants pour en faire un facteur politique ». En matière de politique agraire et de politique des nationalités, les bolcheviques auraient péché par excès d’illusion démocratique, alors qu’inversement ils ont sous-estimé l’enjeu démocratique de la question institutionnelle.
C’est le fameux débat sur la dissolution de l’Assemblée constituante, constamment revendiquée par les bolcheviques entre février et Octobre 17, et dissoute par eux aussitôt qu’élue, au nom de la légitimité supérieure des soviets. Rosa n’est pas sourde aux arguments selon lesquels il fallait « casser cette constituante surannée », donc « mort-née », qui retardait sur la dynamique révolutionnaire, tant par ses modalités électives que par l’image déformée qu’elle donnait du pays. Mais alors, « il fallait prescrire sans tarder de nouvelles élections pour une nouvelle Constituante » ! Or Lénine et Trotski (dans sa brochure de 1923 sur Les Leçons d’Octobre) excluent par principe toute forme de « démocratie mixte » prônée par les austromarxistes.
Trotski reproche à Zinoviev et Kamenev de s’être opposés à l’insurrection d’Octobre au nom d’une « combinaison d’institutions étatiques », conciliant assemblée constituante et soviets. Ceux qui, dans le parti, fétichisent la Constituante, sont les mêmes à ses yeux que ceux qui avaient hésité par légalisme devant la décision de l’insurrection. La définition par Lénine de l’insurrection comme un art implique, souligne-t-il, que sa préparation et son initiative en reviennent au parti, et que la ratification légale de la conquête du pouvoir par le congrès des soviets n’intervient qu’a posteriori. Si, en octobre, l’insurrection fut « canalisée dans la voie soviétiste et reliée au IIe congrès des soviets », il ne s’agissait pas selon lui d’une question de principe, mais « d’une question purement technique, quoique d’une grande importance pratique ». Ce télescopage de la décision militaire et de l’institution démocratique est propice à la confusion des rôles, entre le parti et l’État, mais aussi entre l’état d’exception révolutionnaire et la règle démocratique. Cette confusion est portée à son comble dans Terrorisme et communisme, brochure rédigée elle aussi dans l’urgence de la guerre civile qui est la forme paroxystique de l’état d’exception.
Parce qu’elle vit en Allemagne et a l’expérience d’une vie parlementaire déjà consolidée, l’approche de Rosa Luxemburg est fort différente. Comme nous l’avons vu, elle accepte les arguments avancés par les bolcheviques pour dissoudre la Constituante, mais elle s’inquiète explicitement de cette confusion entre l’exception et la règle : « Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils [les dirigeants bolcheviques] cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste ».
Ce qui est en jeu, au-delà de l’affaire de la Constituante, c’est la vitalité et l’efficacité de la démocratie socialiste elle-même. Rosa souligne l’importance de l’opinion publique, qui ne saurait se réduire à un leurre ou à un théâtre d’ombres. Toute l’expérience historique « nous montre au contraire que l’opinion publique irrigue constamment les institutions représentatives, les pénètre, les dirige. Comment expliquer sinon les cabrioles archi-réjouissantes que, dans tout parlement bourgeois, les représentants du peuple nous donnent parfois à voir, lorsque, animés soudain d’un esprit nouveau, ils font entendre des accents parfaitement inattendus ? Comment expliquer que, de temps à autre, des momies archi-desséchées prennent des airs de jeunesse, que les petits Scheidemann de tous poils trouvent tout à coup dans leur cœur des accents révolutionnaires lorsque la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ? Cette action constamment vivace de l’opinion et de la maturité politique des masses devrait donc, juste en période de révolution, déclarer forfait devant le schéma rigide des enseignes de partis et des listes électorales ? Tout au contraire ! C’est justement la révolution qui, par son effervescence ardente, crée cette atmosphère politique vibrante, réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instantanément, miraculeusement sur les institutions représentatives. » Au lieu de comprimer ce « pouls de la vie populaire », les révolutionnaires doivent le laisser battre, car il constitue un puissant correctif au lourd mécanisme des institutions démocratiques : « Et si le pouls de la vie politique de la masse bat plus vite et plus fort, son influence se fait alors plus immédiate et plus précise, malgré les clichés rigides des partis, les listes électorales périmées, etc. Certes, toute institution démocratique, comme toute institution humaine, a ses limites et ses lacunes. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski – supprimer carrément la démocratie – est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales, la vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires. »
Cette erreur aura son prix. Dans son Staline posthume, Trotski reconnaît à quel point la guerre civile a été une école de brutalité autoritaire et de commandement bureaucratique (dont Volochinov et le groupe de Tsarytsine sont l’éclatante illustration). Staline n’aura aucun mal à recycler à son service ces méthodes de commandement. Mais, en 1921, alors que la guerre civile est pratiquement gagnée et que l’état d’exception devrait prendre fin pour que s’épanouisse, autant que possible dans les conditions matérielles d’un pays dévasté par la guerre, la vie démocratique, Trotski envisage au contraire « la militarisation des syndicats » pour mener la bataille de la production. Contrairement à la mauvaise réputation qui lui est faite, Lénine se montre bien plus sensible dans ce débat à l’indépendance des syndicats vis-à-vis de l’État. Il n’en demeure pas moins que le tournant vers la Nouvelle politique économique n’est pas associé à un cours nouveau démocratique.
Les avertissements de Rosa prennent alors rétrospectivement tout leur sens. Elle redoutait en 1918 que des mesures d’exception temporairement justifiables ne deviennent la règle, au nom d’une conception purement instrumentale de l’État en tant qu’appareil de domination d’une classe sur une autre. La révolution consisterait alors seulement à le faire changer de mains : « Lénine dit que l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie, qu’il n’est en quelque sorte qu’un État capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bourgeoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politiquement l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister. »
En effet, la société nouvelle doit s’inventer sans mode d’emploi, dans l’expérience pratique de millions d’hommes et de femmes. Le programme du parti n’offre à ce propos que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif. Le socialisme ne saurait être octroyé d’en haut. Certes, « il présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété, etc. », mais, si « l’on peut décréter l’aspect négatif, la destruction », il n’en est pas de même de « l’aspect positif, la construction : terre neuve, mille problèmes ».
Pour résoudre ces problèmes, la liberté la plus large, l’activité la plus large, de la plus large part de la population est nécessaire. Or, la liberté, « c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement ». Ce n’est pas elle, mais la terreur qui démoralise : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. »
Au demeurant, Lénine lui-même avait entrevu, et dans l’État et la Révolution précisément, la fonctionnalité sociale de la démocratie politique. À certains marxistes, pour lesquels le droit d’autodétermination des nations opprimées était irréalisable sous le capitalisme et deviendrait superflu sous le socialisme, il répondait d’avance : « Ce raisonnement, soi-disant spirituel mais en fait erroné, pourrait s’appliquer à toute institution démocratique, car un démocratisme rigoureusement conséquent est irréalisable en régime capitaliste, et en régime socialiste toute démocratie finira par s’éteindre [...]. Développer la démocratie jusqu’au bout, rechercher les formes de ce développement, les mettre à l’épreuve de la pratique, telle est pourtant l’une des tâches essentielles de la lutte pour la révolution sociale. Pris à part, aucun démocratisme, quel qu’il soit, ne donnera le socialisme : mais dans la vie, le démocratisme ne sera jamais pris à part. Il sera pris dans l’ensemble. Il exercera aussi une influence sur l’économie dont il stimulera la transformation. »2
Tout au long du 20e siècle, bien de l’eau a coulé sous les ponts des révolutions. Au fil des expériences sociales et des recherches anthropologiques, les approches théoriques de l’État se sont enrichies et approfondies, de Gramsci à Foucault, en passant par Poulantzas, Lefebvre, Alvater, Hirsch, et bien d’autres. Foucault a notamment contribué à démystifier un fétichisme du pouvoir en s’attelant à la généalogie des rapports de pouvoir, jusqu’à émettre l’hypothèse selon laquelle l’État ne serait rien d’autre qu’une « manière de gouverner » ou « un autre type de gouvernementalité ». À partir du 16e siècle, la société civile aurait ainsi mis en place « quelque chose d’obsédant qui s’appelle l’État » en tant que fétiche spécifique de la modernité.
Un foucaldisme vulgaire en déduit aujourd’hui que cette figure historique de l’État serait désormais soluble dans les réseaux de pouvoir de la société liquide, de sorte qu’il ne serait plus nécessaire de prendre le pouvoir pour changer le monde. Pourtant, pour Foucault, il ne s’agissait ni d’installer « l’institution totalisatrice de l’État » en position de surplomb, ni de la nier. Si sa théorie des rapports de pouvoir, comme celle des champs de Bourdieu, permet de saisir une pluralité de dominations et de contradictions, il n’en demeure pas moins que tous les pouvoirs ne jouent pas dans la reproduction sociale des rapports capitalistes de production. Il y a, dans les réseaux et les rapports de pouvoir, des nœuds plus importants que d’autres. Les rhétoriques libérales de l’État minimal ou du repli de l’État n’en font ressortir qu’avec plus de relief le noyau dur de ses fonctions répressives et son rôle éminent dans la mise en place des dispositifs du biopouvoir. Les illusions du discours sur « l’État impartial » tenu par Ségolène Royal pendant sa campagne présidentielle n’en apparaissent que plus dérisoires. Si le tissu des rapports de pouvoir est à défaire, et s’il s’agit là d’un processus de longue haleine, la machinerie du pouvoir d’État reste à briser.
Le 1er août 2007
- 1. 1) Rappelons que chez Rousseau et au long du 19e siècle, le terme de dictature évoque une vénérable institution romaine, celle d’un pouvoir d’exception mandaté et limité dans le temps, opposée aux notions de despotisme ou de tyrannie qui désignent au contraire un pouvoir absolu et arbitraire.
- 2. 2) Lénine, L’État et la Révolution, in Œuvres, tome XXV, éditions de Moscou, p. 489.