Publié le Dimanche 5 mai 2013 à 10h43.

Patronat et politique : « c'est le triomphe du néolibéralisme qui imprègne largement les gauches »

Entretien. Gilles Richard est universitaire, spécialiste des droites en France. Il est en particulier l'auteur d'un article intitulé Patronat et politique (comment défendre les intérêts patronaux dans le cadre de la République ?)1, publié dans la revue Vingtième Siècle n°114. Avec lui, nous revenons sur les récentes affaires qui ont percuté les classes dirigeantes et ce qu'elles révèlent des relations entre le patronat et le pouvoir.De Woerth à Cahuzac, pour rester sur des affaires récentes, la question se pose des liens entre argent et politique, entre gouvernants et milieux d'affaires…Oui, la question se pose mais ni sur le mode du complot ni sur le mode de la nouveauté. Pas de complot puisque ces liens se font, pas toujours mais le plus souvent, de manière légale. Ce sont des liens organisés entre individus qui se connaissent. Pas nouveaux puisque ces liens sont consubstantiels de la vie politique française depuis la fin du XIXe : le scandale de Panama, l'affaire Stavisky, les scandales immobiliers de la république gaullienne, mais aussi la Françafrique.L'impression qu'on peut avoir d'affaires qui se multiplient est plutôt la preuve que la justice et les média fonctionnent moins mal. C'est le cas en particulier à certaines époques de la Ve République. Une nouveauté toutefois : l'implication croissante des socialistes (Pas-de-Calais, Marseille, etc.), ce qui démontre leur intégration elle aussi croissante dans le système politico-économique.Des liens qui posent la question de la place du patronat dans le système politique ?La patronat occupe une place moins évidente que cela en a l'air au premier abord. Essentiellement parce que la logique politique et la logique patronale sont différentes. Être patron, cela occupe beaucoup, donc la grande majorité des patrons n'ont pas le temps de faire de la politique. L'idéal social patronal consiste à associer le pouvoir et la fortune. Il y a pour eux une équivalence « naturelle » entre l'exercice du pouvoir et la possession de la fortune. Et ça, c'est antinomique avec l'idéal républicain qui accorde le pouvoir au peuple, pour plagier Mandela, sur la base de « un homme, une voix ».D'ailleurs dans votre article, vous rappelez que le patronat et plus largement les classes dirigeantes n'ont longtemps pas voulu de la République. Elle leur a été imposée ?En effet. Et elles ont été contraintes de s'y adapter. De deux manières. Tout d'abord, à travers le lobbying, avec la création de l'UIMM dès 1901. Mais aussi à travers l'intégration dans le système partisan et la compétition électorale, via les partis libéraux successifs, avec une sorte de continuité d'Adolphe Thiers à Nicolas Sarkozy en passant par Raymond Poincaré, Antoine Pinay et « VGE ». Une des principales forces de ces classes dirigeantes, c'est leur capacité à embaucher et salarier des quantités d'individus qui sont à leur service, d'abord dans le lobbying mais aussi dans la politique. On peut citer l'exemple de François Ceyrac, président du CNPF après 68, embauché au moment du Front populaire pour rédiger les conventions collectives dans la métallurgie.Mais ces classes dirigeantes ne sont pas maîtresses de tout, et depuis un siècle s'est développée la République sociale, ce que le mouvement ouvrier appelait « la Sociale », depuis la création des inspecteurs du travail à la fin du XIXe siècle jusqu'aux nationalisations de 1981. Et donc, pendant longtemps, le patronat organisé n'a pas réussi à enrayer le processus de construction de la République sociale telle que Jean Jaurès l'avait imaginée, et qui passe par le Front populaire, la Libération, 68 et 81.Et aujourd'hui ?Aujourd'hui, et en fait depuis le milieu des années 1970, mais de façon très nette depuis 84-86, les rapports de forces se sont inversés. Les milieux d'affaires sont en situation hégémonique. D'abord sur le plan idéologique : c'est le triomphe du néolibéralisme qui imprègne largement les gauches comme le montre l'action de Pascal Lamy à l'OMC, Dominique Strauss-Kahn au FMI, mais aussi aujourd'hui Pierre Moscovici au gouvernement.Cette hégémonie est le fruit d'un renoncement politique des gauches et d'un affaiblissement des capacités du mouvement ouvrier à résister. Ce n'est pas la force en elle-même du néolibéralisme qui fait cette hégémonie. Même s'il ne faut pas douter du caractère réfléchi et global de la politique menée par les néolibéraux depuis trois décennies, depuis Raymond Barre très exactement.Au fond, il est question d'un rapport de forces social et politique et l'avenir n'est pas écrit puisque que tout va dépendre de la manière dont les acteurs sociaux vont agir et réagir : les chômeurs, les précaires et plus largement les salariés, mais aussi les petits patrons étranglés par le système bancaire et la sous-traitance.Propos recueillis par Sylvain Fauvinet1. Article consultable sur le site www.cairn.info