Lors d’une visite de la Crimée par l’impératrice Catherine II, en 1787, le prince Potemkine, favori de la tsarine, fit ériger de luxueuses façades en carton-pâte pour masquer la misère des villages. Ce chef décorateur était aussi un beau maréchal, qui ne dédaignait pas de manier le sabre et le fouet pour écraser les ennemis du régime. Or, notre belle République une et indivisible ne se montre jamais mieux que dans les petits détails…
Ainsi, le premier ministre Manuel Valls et la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, ont-ils fait l’honneur d’une visite, le 10 février 2015, au lycée Victor Hugo, au cœur des quartiers populaires de Marseille. Il y eut des scènes touchantes devant les caméras : des élèves expliquant au duo leur brillante réussite scolaire en devenir, grâce à l’école de l’égalité des chances, puis une cérémonie d’hommage à un jeune résistant tué par les nazis, avec une belle Marseillaise adolescente. L’occasion pour Valls de réaffirmer sa détermination à « casser les ghettos ».
Hélas ! Comme le rapporte un journaliste de Mediapart, c’était un « lycée Potemkine ». Un bidonnage digne des visites d’usine présidentielles. Les élèves étaient triés sur le volet. Leurs propos, préparés à l’avance par la direction de l’établissement. Les 1200 autres élèves, parqués dans leur classe, comme en témoignent certains d’entre eux, « il y avait des flics armés partout, devant et à l’intérieur des locaux, et si nous avions le malheur d’ouvrir une porte, un surveillant ou un policier venait nous rappeler à l’ordre ». Les impertinents ajoutent au passage, sur le quartier du lycée : « la pauvreté est omniprésente, les familles se tassent dans de tout petits appartements et les enfants n’ont quasiment aucune chance de s’en sortir mieux que leurs parents.» Ils espéraient «peut-être un peu naïvement demander pourquoi un gouvernement qui dit tout miser sur l’éducation veut sortir de ZEP un lycée qui se trouve dans un ghetto, alors que lui-même parle d’apartheid».
Car la visite tombait mal : des profs des écoles et collèges des environs manifestant contre la réforme de « l’éducation prioritaire » qui les prive des moyens ZEP, furent brutalement refoulés loin du lycée. Les grévistes de Victor Hugo, eux, furent « confinés » dans leur salle des profs, avec interdiction d’ouvrir les fenêtres donnant sur la cour où se déroulait la cérémonie d’hommage à la Résistance… « La direction nous a demandé de retirer nos affiches qui réclamaient des moyens pour les ZEP. Et il y avait quatre ou cinq policiers en civil dans la salle des profs pour éviter des sifflets ou des huées. »
Tous Macron !
Un grand « village-Potemkine » : c’est l’allure que prend toute la politique du gouvernement socialiste. Les chiffres du chômage ? Merveille ! Ils sont à la baisse en janvier : moins 20 000 chômeurs. L’austérité paye… Qu’importe si en réalité le nombre total d’inscrits à Pôle Emploi a augmenté, dont celui des chômeurs de longue durée et des personnes ayant une activité seulement partielle et intermittente.
Potemkine, c’est le véritable « esprit du 11 janvier ». Depuis que le pouvoir a réussi à canaliser l’émotion justifiée face aux attentats dans une véritable manifestation d’Etat à Paris, il fait mine de croire, avec la complaisance d’une poignée de patrons de presse et journalistes bien-pensants et bien payés, que des millions de gens ont manifesté pour lui puisque derrière lui ! Pas de doute c’est le « tournant du quinquennat », un mandat pour réformer la France ! Le 11 janvier, des millions de gens ont donc manifesté… pour la loi Macron, et toutes les lois libérales et liberticides imaginables.
Comme l’explique un éditorialiste du Point (le 5 février 2015), Delhommais : « Le gouvernement de Manuel Valls se retrouve aujourd’hui en position de force pour passer outre aux braillements des frondeurs, aux lamentations des syndicats et de tous ceux qui s’opposent aux réformes d’envergure dont la France a besoin pour vaincre ses archaïsmes et débloquer son économie, par exemple touchant à l’organisation du marché du travail ou aux 35 heures (…) Il faut seulement souhaiter pour la France que M. Valls ne laisse pas passer cette ‘’chance’’ économique unique que la tragédie des attentats terroristes lui offre. » Eh oui ! Selon ces plumitifs, « Je suis Charlie » ça voulait dire « Je suis Macron » !
Esprit du 11 janvier, tu n’es plus là ?
Cette risible comédie, ce cache-misère déguisé en état de grâce, le gouvernement essaie de l’étirer autant qu’il peut… Seulement voilà, la bulle du 11 janvier a vite éclaté. Dans les sondages, Hollande a « percé » à… 30 % d’opinions positives, avant de retrouver ses 20 %. Au parlement, le gouvernement a perdu sa majorité et s’est abrité des artifices autoritaires de la 5ème République pour faire passer la loi Macron. La législative du Doubs, gagnée d’extrême justesse contre le FN, a surtout montré que les socialistes peuvent s’attendre à une nouvelle bérézina aux prochaines élections départementales. Le 29 mars, au soir du deuxième tour, il ne restera plus rien du tragique miracle socialiste du 11 janvier, ce « tournant » qui aura duré deux mois (dans les médias).
Derrière son décor de carton-pâte, ce gouvernement détesté et méprisé par la majorité de la population doit donc recourir à un indispensable complément : l’esprit de caserne. C’est la déclaration d’amour de Hollande à la dissuasion nucléaire, c’est l’utilisation à l’assemblée de l’arme atomique du 49-3… Accompagnée de rodomontades croquignolettes à l’égard des « frondeurs » du parti socialiste, ces traîtres ! Comme souvent, les plus drôles dans ces occasions sont les caniches qui rêvent d’un futur sous-secrétariat aux espaces verts. Ainsi jappe un député dénommé Cypel : « Un parti, ce n’est pas un club de boules. » Et le président du groupe PS au Sénat : Pensez-vous que dans une entreprise, un cadre qui n’accepte pas l’orientation puisse continuer à la critiquer ? » Tout est dit ! Le PS est donc une grosse boîte et ses députés, des cadres (avec bonus ?)
Les conditions d’une crise politique
Catastrophe sociale, politique au service des riches et des grandes entreprises : le PS ne se requinquera pas de sitôt. Sa fuite en avant autoritaire sent évidemment, à plein nez, la crise politique grandissante. La bulle médiatique du « 11 janvier » risque même de se retourner sévèrement contre le pouvoir et d’aggraver rétrospectivement sa situation. Les événements tragiques du début de l’année, loin de provoquer un retournement de la situation politique, ont accéléré l’expression des tendances lourdes qui lui pré-existaient, y compris, malheureusement, l’inflation des paroles et des actes racistes et la montée du FN.
Du côté du PS, la longue séquence de catastrophes électorales (municipales 2014, et à venir départementales et régionales 2015, présidentielle 2017) fait qu’une partie des notables socialistes ne pourront se résoudre à rentrer dans le rang et à se jeter de la falaise avec Hollande. Ils voudront sauver leur peau, en constatant comme Arnaud Montebourg : « la politique du gouvernement mène à 800 000 chômeurs de plus et le FN au second tour de la présidentielle ». Le congrès du PS de juin prochain promet…
Autre élément majeur de cette crise politique rampante ou menaçante : la crise de l’opposition « légitime » au sein du système de domination de la bourgeoisie. Là encore, l’élection du Doubs est significative de ce qui pourrait se passer à la fin mars 2015. L’UMP a beau se dire que le pouvoir lui est promis à tous les échelons de l’Etat, à condition de ne pas exploser sous l’effet des rivalités que symbolise l’opposition Juppé/Sarkozy, l’autre grand parti de la bourgeoisie s’est fait éliminer au premier tour, doit faire face à un FN en plein boom électoral, et s’est divisé sur l’attitude à avoir au second tour : « front républicain » ou « ni-ni » ? L’UMP pourrait connaître une grave crise à l’occasion des départementales : que ferait-t-elle, dans chaque département, si elle avait le choix entre renoncer à prendre l’exécutif ou nouer alliance avec le FN ? Puis aux régionales de novembre ?
Les institutions « démocratiques » modernes sont ainsi faites qu’elles doivent permettre à la classe dominante d’avoir toujours à sa disposition une alternance sécurisée, quand l’un de ses grands partis est discrédité et essoré. La crise possible de l’UMP sous la pression du FN, la capacité de celui-ci à déstabiliser par son poids électoral le fonctionnement « normal » de l’alternance bourgeoise, est donc un vrai problème pour la classe dominante. Toujours est-il que les institutions de la 5ème République sont aussi faites pour qu’un parti aux abois électoralement puisse continuer à avoir tous les pouvoirs pour gouverner et faire passer sa politique, même quand son propre bloc parlementaire s’effrite et se fissure…
Il n’y a pas encore de crise politique véritable tant que le gouvernement, au fond, peut continuer de gouverner. L’abstention populaire massive (et le désenchantement à l’égard de la « politique ») n’est pas en soi un problème pour la démocratie bourgeoise, il est même au cœur de son bon fonctionnement. L’opposition de l’UMP non plus, puisque la droite ferait à peu près la même chose. Dans ces conditions, l’éventuelle « ingouvernabilité » du pays pour cause d’infarctus socialiste pourrait accoucher soit d’une alternance classique par élections anticipées soit d’une inédite « union nationale », comme en Allemagne, en Italie et dans douze pays de l’Union européenne où la droite et le PS gouvernent ensemble !
Ce qui provoquerait en revanche, à coup sûr, une profonde crise politique, c’est l’irruption des classes populaires sur la scène politique, par des mobilisations massives. Il faudrait pour cela qu’elles trouvent le moyen de transformer leur écœurement en mobilisation, sur leurs propres intérêts. En renversant tous les obstacles : la résignation et l’atomisation développées par la crise, les divisions racistes, l’organisation de la désorganisation des luttes à laquelle se livrent les principales organisations syndicales. Mais le discrédit voire le ridicule du gouvernement pourraient bien favoriser une telle irruption sociale.
Yann Cézard