Cette semaine débute la « grande concertation de terrain » voulue par Emmanuel Macron dans l’espoir, vain, de mettre un coup d’arrêt à la crise politique déclenchée par le mouvement des Gilets jaunes. Retour ici sur ce « grand débat » dont les premiers soubresauts ont déjà laissé transparaître son manque d’indépendance, de pluralisme et finalement d’utilité.
« Le débat ne doit plus avoir lieu dans la rue » : le 12 décembre, deux jours après l’allocution d’Emmanuel Macron, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, ne dissimulait plus les intentions du président quant à l’organisation d’un grand débat national. Ajoutée aux mesures « sociales » annoncées par Macron, la grande manœuvre de diversion devait faire son œuvre pour détourner les Gilets jaunes des ronds-points et les faire rester chez eux les samedis de manifestation.
Multiplication des couacs
Mais pas plus que les « mesures d’urgence » de Macron n’ont su convaincre les Gilets jaunes, l’annonce d’un « grand dialogue démocratique avec les Français » n’a pas fait faiblir le mouvement, qui, même après la trêve des confiseurs, a su non seulement se maintenir, mais semble même se renforcer.
Il faut dire qu’à l’instar des errements et des déclarations contradictoires sur la gestion de la crise des Gilets jaunes, une série de couacs gouvernementaux est venue enrayer la communication, pourtant bien huilée, du gouvernement. Premier coup de canif : le calendrier a dû être décalé. Prévu initialement pour démarrer au plus tôt à la mi-décembre, le débat a dû être reporté à la mi-janvier. Eh oui, même une usine à gaz à besoin de temps pour être mise en place.
Deuxième entaille, cette fois-ci plus profonde, autour du choix des thèmes de la concertation. Délimités à quatre (voir ci-contre), ces derniers n’abordent aucunement la question des salaires et du pouvoir d’achat, pourtant au cœur des revendications des Gilets jaunes. Le gouvernement a bien tenté une diversion en tentant d’imposer un cinquième thème sur l’immigration et la laïcité, mais a dû reculer devant le tollé suscité, y compris au sein de sa propre majorité. On a retrouvé là la touche personnelle de Sarkozy, grand initiateur en son temps d’un débat sur l’identité nationale, qui paraît-il rôde dans l’entourage de Macron et aurait fait office d’éminence grise pour gérer la crise des Gilets jaunes. Ce qui était sorti par la porte est toutefois revenu par la fenêtre : dans sa « Lettre aux Français », Macron a en effet remis le couvert autour des thématiques de l’immigration et de la laïcité, dont la mise en relation est en elle-même tout un programme…
Mais surtout, le gouvernement a fixé des lignes rouges et des questions qu’il refuse de voir aborder lors des débats. Ainsi l’ISF, dont le rétablissement est une revendication forte chez les Gilets jaunes, a été écarté des futures discussions sur la fiscalité. Une drôle de façon pour Macron de « prendre le pouls vivant du pays ». À tel point que même la Commission nationale du débat public (CNDP) a alerté l’exécutif sur les risques induits par un débat trop cadenassé.
Ultime coup porté : le retrait de Chantal Jouanno, présidente de la CNDP, de l’organisation du grand débat suite à la polémique suscitée par son salaire. Ses 14 666 euros par mois, en pleine crise des Gilets jaunes, étaient effectivement du plus mauvais effet… Il semble en outre qu’elle ait refusé de servir de caution à un « débat » d’emblée verrouillé.
La crise démocratique va s’approfondir
L’irruption des Gilets jaunes nous a donné l’occasion de constater à quel point Macron se refuse à voir l’ampleur de la crise sociale. Avec le Grand débat c’est la crise démocratique qui vient dont il ne prend pas la mesure. La mobilisation des Gilets jaunes correspond à une phase de forte politisation et d’expérimentation du collectif dans des milieux qui, jusque-là, en avaient peu fait l’expérience ou s’en étaient peu à peu détournés. Les revendications autour du référendum d’initiative citoyenne (RIC), aussi problématiques soient-elles (voir l’Anticapitaliste n°458), mais aussi les tentatives d’organisation du mouvement, traduisent une acuité de la question démocratique, de celle de la représentation et de la participation, auxquelles une consultation nationale impulsée et contrôlée d’en haut ne risque pas de répondre.
La mise en place de cahiers de doléances pour préparer le débat, comme bien souvent lorsqu’un mouvement social éclate, cherche à renvoyer à un imaginaire populaire fort et acceptable pour l’ordre républicain (contrairement au droit à l’insurrection pourtant inscrit dans la Constitution de la Première République). Mais c’est détourner le processus révolutionnaire de 1789, car la rédaction des cahiers de doléances est une séquence où les sujets se transforment en citoyenEs et où ils désignent leurs représentants aux États généraux qui se transformeront en Assemblée constituante. Or, si le grand débat débouche sur de quelconques décisions, elles seront prises par le gouvernement et votées par une Assemblée aux ordres de l’exécutif… Bruno Le Maire s’est d’ailleurs déjà essayé à l’exercice en soufflant une issue possible au grand débat : le maintien de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus aisés afin de donner l’impression de satisfaire les exigences de justice fiscale.
Et, d’ores et déjà, le gouvernement a annoncé qu’il poursuivrait ses réformes et qu’il ne procéderait à aucun « détricotage ». Le Premier ministre compte ainsi révéler début février une première feuille de route sur la réforme de la fonction publique… alors que le grand débat comporte un thème sur les services publics. Le gouvernement reste donc droit dans ses bottes et nous refait le coup du vernis démocratique avec des consultations et du « dialogue » tel qu’il l’avait fait au moment des ordonnances travail avec les syndicats, ou encore après les États généraux de la bioéthique censés aider à prendre une décision toujours attendue sur la PMA pour toutes.
Car, à en croire Benjamin Griveaux, la démocratie représentative l’emporterait sur la démocratie participative. C’est négliger la faible représentativité des résultats de Macron à l’élection présidentielle et celle de ses députés aux législatives. C’est surtout nier une des caractéristiques principales du mouvement des Gilets jaunes, une crise de la représentation et une volonté de participation qui traduit une vitalité démocratique face à un régime à bout de souffle. Un régime qui tend à utiliser de plus en plus la répression tant juridique que physique pour se maintenir en se donnant des allures démocrates en lançant de fumeuses consultations nationales. Mais le fiasco annoncé du grand débat pourrait enfoncer Macron encore un peu plus dans la crise politique.
Camille Jouve