La mobilisation que nous vivons est exceptionnelle : très grosses manifestations syndicales, taux de grève importants et participation du secteur privé inédite depuis des décennies… Déclenchée par l’attaque sur les retraites, elle révèle un ras-le-bol bien plus profond. C’est un affrontement politique avec le pouvoir qui se joue, qui déterminera l’évolution des rapports de forces entre les classes pour les prochaines années : si nous gagnons, une contre-offensive sociale et politique est possible ; si nous perdons, la classe dominante aura des marges de manœuvre plus importantes encore pour multiplier les attaques, et l’extrême droite pourrait s’engouffrer dans la brèche.
Le niveau des manifestations en ce début de mobilisation est significativement supérieur à ce qu’on a connu lors des précédentes bagarres contre les réformes des retraites1. Dans les plus petites villes, les manifestations ont rarement rassemblé autant de monde, montrant l’ancrage du refus de cette réforme. Les taux de grévistes sont importants, notamment dans la fonction publique. La plus grande participation des salariéEs du privé, qui utilisent soit la grève soit les RTT ou les congés pour venir manifester, est aussi significative.
Un mouvement massif mais faiblement auto-organisé
La présence de la CFDT joue un rôle clé, en particulier dans le privé. Pour l’instant, elle est contrainte de rester au sein de l’intersyndicale et de construire le mouvement. Cela joue un rôle positif mais cela pourrait évidemment évoluer rapidement si le poids de ces organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC…) venait à ralentir le rythme, voire si une partie des appareils était tentée de se dégager de la mobilisation.
Il est clair qu’il y a une accumulation dans la conscience liée aux expériences précédentes de 2003, 2010, 2019. Se rencontrent dans le mouvement des salariéEs ancienNEs peu enclins à réitérer les grèves saute-mouton qui n’ont apporté que défaites, et un salariat plus jeune, précarisé ou subissant l’auto-entreprenariat imposé, souvent éloigné des cadres traditionnels du mouvement ouvrier. Ce dernier entre dans le mouvement sans cadre d’auto-organisation ou même syndical, mais avec détermination. Une étape n’a en tout cas pas été nécessaire, celle de convaincre contre la réforme : la discussion se place directement sur les moyens de faire plier le gouvernement.
La contrepartie de cela, c’est qu’il n’apparaît pas nécessaire aux salariéEs mobiliséEs de se réunir pour discuter : ce qui prédomine est la nécessité d’être plus nombreux/euses en grève et en manifestation mais en déléguant, de fait, aux organisations syndicales à l’échelle nationale le calendrier de mobilisation. Cela repose à la fois sur des éléments justes, comme la nécessité de frapper touTEs ensemble, mais aussi sur une faible conscience, une perte de transmission d’expériences quant à la nécessité de l’auto-organisation des travailleurs et travailleuses et sur le caractère décisif de la grève pour bloquer l’économie, les profits. Cependant des embryons de structuration existent : AG dans les services publics, notamment l’Éducation nationale, réunions interprofessionnelles, collectifs de quartier… Ce sont des lieux d’expériences collectives qui participent de la reconstruction de la conscience de classe et permettent aux militant.es les plus actifs/ves de se regrouper, de peser sur les échéanciers au moins locaux ou sectoriels. Ils sont complémentaires de l’activité syndicale sur les lieux de travail.
Les rythmes de mobilisation
Le fait que l’intersyndicale se réunisse essentiellement au soir des journées de mobilisation pour fixer les prochaines dates, au lieu d’anticiper, est un frein à la construction du mouvement. Cependant, sous la pression de l’ampleur des manifestations et des secteurs les plus mobilisés, une inflexion est manifestement en cours avec un calendrier étiré jusqu’à début mars. Si les propositions avancées par les raffineurs/euses puis par les cheminotEs n’ont pas réussi à imposer une accélération en février, elles ont eu le mérite de poser la question de la planification vers la grève reconductible à l’échelle d’un milieu militant assez large.
Il n’y aura probablement pas de secteur clef tirant les autres, contrairement aux mouvements précédents. L’enjeu est donc bien la généralisation de la grève, secteur par secteur, ou ville par ville, en tenant compte des rythmes de chacun des milieux et en travaillant à les faire converger. Les échéances intermédiaires proposées par des cadres d’auto-organisations, les appels de secteurs professionnels ou géographiques, les mobilisations qui existent en parallèle de la mobilisation pour les retraites (dotation des établissements du secondaire, suppressions de postes dans le primaire, salaires, loi Darmanin…) sont autant de points d’appui pour cela. Les interpros (regroupement des secteurs militants sans mandats) sont des outils à réactiver en évitant les écueils du substitutisme et de l’isolement que nous avions connus par exemple en 2016 contre les lois travail.
La manifestation du 11 février, un samedi, a permis à de nouveaux secteurs de la population de se joindre à la mobilisation notamment les plus précarisés. Faisant écho à la manifestation des organisations politiques du 21/01 et au mouvement des Gilets jaunes, elle peut permettre de poser plus directement la question de l’affrontement au gouvernement et au pouvoir.
Le calendrier posé par l’intersyndicale de journées hebdomadaires jusqu’à mi-février, puis d’une généralisation possible les 7-8 mars, est très étiré mais il correspond aussi à la réalité des vacances scolaires, à la nécessité d’avoir du temps pour construire la grève notamment dans le privé. Nous pouvons en profiter pour renforcer les capacités d’auto-organisation et d’unification en évitant l’écueil de l’épuisement des secteurs mobilisés. Le lien fait avec le 8 mars, journée internationale de mobilisation pour les droits des femmes, est positif pour au moins deux raisons : la réforme est particulièrement injuste pour les femmes et la radicalité du mouvement féministe apportera forcément une dynamique particulière à cette journée. L’enjeu est d’arriver à faire le pont entre la mobilisation du 16 février et l’horizon de la reconductible les 7-8 mars, en s’appuyant sur les secteurs mobilisés, la jeunesse, les interpros… pour proposer des actions de grèves et de mobilisations locales.
Un pouvoir affaibli et illégitime
L’ampleur du mouvement est le reflet de la colère qui enfle depuis des mois voire des années avec la question des salaires, des moyens pour vivre, de l’indécence des inégalités sociales, la question climatique, les violences sexistes et sexuelles, les violences policières, la montée de l’extrême droite… Mais elle est aussi liée à la faiblesse du pouvoir. La position bonapartiste de Macron, en équilibre instable depuis sa première accession au pouvoir, l’absence de relais avec les organisations du mouvement ouvrier – contrairement au PS –, une bourgeoisie financière avec une base sociale plus faible que celle sur laquelle pouvait s’appuyer la droite traditionnelle… sont autant d’éléments qui fragilisent le pouvoir politique. Ces éléments se vérifient dans de nombreux pays occidentaux (GB, Italie, USA…). Les soubresauts que cela implique au niveau politique, avec l’accession aux plus hautes fonctions d’un Trump ou de l’extrême droite en Italie, montrent à quel point le pouvoir de la bourgeoisie est instable. Le recours à l’extrême droite est bien une possibilité.
L’illégitimité de Macron et de son gouvernement représente un point d’appui pour le mouvement. Même des députés de la majorité commencent à percevoir les difficultés à les soutenir dans leurs circonscriptions. De plus, une partie de la petite-bourgeoisie se déplace en direction du mouvement : journalistes, cadres, commerçants, artisans…
Mais ne nous y trompons pas, les signaux envoyés sont clairs : soutien aux organisations de policiers, augmentation des budgets de l’armée, énième loi sur l’immigration, contre les mal-logés, succession de lois liberticides sur les dernières années… La bourgeoisie a elle-même saisi la part de radicalité que peuvent porter les mobilisations sociales, comme l’a bien démontré la mobilisation des Gilets jaunes.
L’enjeu de la grève dans le privé et du blocage du pays
Au-delà de la réussite des journées de manifestations, l’enjeu reste celui du blocage du pays. La victoire partielle de 1995 avait reposé en grande partie sur la sensation d’un pays paralysé du fait du blocage total des transports. Alors que ce secteur, ainsi que le secteur de l’énergie, des télécoms, ont subi des restructurations et connu plusieurs défaites, il n’est pas à l’ordre du jour de reproduire cette « grève par procuration ». Pour gagner, il faut que le pouvoir ait davantage à perdre avec le mouvement qu’en abandonnant son projet. Il faut approcher le spectre de la grève générale, d’une grève politique pour dégager Macron.
Pour cela il faut construire le blocage du pays et le seul moyen d’y parvenir est la grève de masse : grève dans le secteur public où les traditions de mobilisation restent plus fortes et parce que tous ces « services » sont absolument nécessaires au fonctionnement de la société capitaliste ; grève générale du secteur privé, massive et longue, qui bloque la production des marchandises ; grève dans les secteurs de l’énergie, des transport, les raffineries… se situant entre le public et le privé, où il existe une combativité importante, un mélange de statuts et de traditions qui peuvent permettre de faire le lien, d’importer la grève reconductible dans les entreprises du privé.
Il n’y aura pas de raccourcis parce que le recul de la conscience de classe est très important. De plus, l’inflation et l’augmentation générale du coût de la vie, cumulée aux faibles hausses de salaires, pèsent sur les grèves. Mais les accélérations brutales sont le propre de la lutte des classes ! Il est possible que l’agrégation des expériences partielles des 20 dernières années nous permette de franchir un cap significatif. En tout cas, à l’heure actuelle, aucun élément ne nous laisse penser que la victoire serait impossible, que la grève ne peut pas s’étendre, au contraire…
Et la jeunesse ?
L’irruption de la jeunesse scolarisée dans un mouvement social peut contribuer à faire basculer les rapports de forces. Pour l’instant cela reste faible même si des frémissements sont perceptibles. On mesure à quel point les organisations de jeunesse, politiques ou syndicales, ont elles aussi connu un affaiblissement considérable au cours des 15 dernières années. Les mots d’ordre touchant à la réforme des retraites (notamment sur le fait de ne pas voir les parents « crever au boulot ») se mêlent à des mots d’ordre plus généraux, contre Macron, son monde, et les politiques visant à faire toujours plus de croissance et donc à détruire la planète. Il y a un potentiel d’explosivité et une forte politisation des jeunes. Là aussi des accélérations sont plus que possibles…
Faire le lien avec la réforme Touraine, les salaires, le féminisme, le chômage, le temps de travail…
Afin d’ancrer la mobilisation au cœur des lieux de travail et d’habitation, il faut faire le lien entre bataille pour les retraites et « le reste ».
Si nous parvenons à faire reculer le gouvernement, nous pourrons aller plus loin : revenir à la retraite à 60 ans et aux 37,5 annuités. Nous pourrions même porter l’idée que la retraite pourrait devenir un véritable salaire socialisé, en permettant aux travailleurs et travailleuses arrivéEs à l’âge de la retraite de conserver leur salaire, sans référence à un nombre d’annuités.
La question des salaires est centrale pour au moins trois raisons : d’abord parce que l’inflation et les prix des produits de première nécessité pèsent lourdement dans le quotidien des classes populaires et cela génère une colère profonde ; ensuite parce que montants des salaires et des retraites sont totalement liés, à la fois pour chaque individu et aussi pour le collectif en termes de financement ; et enfin parce que le rapport capital/travail se joue autant dans le salaire direct que dans le salaire socialisé.
D’autres sujets mobilisent différents secteurs : les conditions de travail et d’accueil du public dans les EHPAD, dans le secteur social, dans la santé et dans toute la fonction publique plus largement. Là aussi nous pouvons faire le lien notamment parce que la qualité du service public est profondément liée aux conditions de travail des agentEs, à leur temps de travail.
Le fait que la réforme soit particulièrement injuste pour les femmes, pour les personnes les plus précarisées qui sont majoritairement celles et ceux subissant des oppressions de race ou de genre, les personnes LGBTI, est un ressort important de la mobilisation. La perspective de jonction entre la grève pour défendre les retraites et la journée du 8 mars est un point d’appui pour construire la grève dans ces secteurs.
Enfin nous portons globalement l’idée que le sens du progrès pour l’humanité est de se débarrasser de l’aliénation du travail en le réduisant au strict nécessaire, en réduisant le temps de travail hebdomadaire, en augmentant les congés payés, en abaissant l’âge de la retraite… Cela correspond à l’aspiration à l’émancipation et à l’épanouissement de chacunE, au développement d’une société de culture et de loisirs, solidaire, basée sur la satisfaction des besoins nécessaires, rompant avec le productivisme et le culte de la « croissance », respectueuse de la planète, de ses ressources et des espèces qui y vivent… Cela permettra de dégager du temps pour une répartition égalitaire des tâches socialement nécessaires prises en charge aujourd’hui essentiellement par les femmes et c’est une condition indispensable à une réelle démocratie.
Poser la question du pouvoir, du gouvernement des travailleurs/euses
Ce gouvernement et ce parlement sont illégitimes. La perspective d’un affrontement global avec le gouvernement pose forcément la question de sa chute et donc de son remplacement… Si nous sommes capables de le faire chuter, de provoquer des élections législatives anticipées, alors il faudra que le mouvement se pose la question de sa propre représentation. Quelle que soit l’issue de la mobilisation, victoire ou défaite, le gouvernement ressortira encore plus usé. Une défaite du mouvement renforcerait mécaniquement le Rassemblement national, qui tente de surfer sur la l’opposition au gouvernement malgré son hostilité à la retraite à 60 ans, aux syndicats et à la grève. Une victoire ouvrirait des perspectives bien plus favorables, mais n’effacerait pas le danger du poids de l’extrême droite. À cette menace, nous opposons la perspective d’une alternative politique anticapitaliste, issue de la mobilisation en cours et en rupture avec les politiques pro-capitalistes, d’un gouvernement incarnant une unité sur la base des exigences portées par la mobilisation, avec l’objectif de les satisfaire. Un tel gouvernement serait dans l’obligation de s’affronter au pouvoir de la bourgeoisie pour mettre en œuvre des mesures favorables aux classes populaires et ne pourrait remporter cet affrontement sans être porté par la continuation du mouvement social.
Les structures d’auto-organisation, si elles sont suffisamment développées, peuvent exercer une forme de contrôle sur qui postule au pouvoir et sur les mesures prises par une assemblée et un gouvernement issu et sous contrôle de la mobilisation. Ce serait un changement majeur dans la situation sociale et politique, la possibilité ouverte d’une crise révolutionnaire…