Publié le Lundi 26 décembre 2011 à 09h46.

« Donner aux BAC un armement lourd, c’est s’enfoncer dans l’impasse »

Dominique Manotti, auteure de Bien connu des services de police1 a répondu à nos questions concernant la décision du gouvernement de doter les BAC de fusils à pompe. Vous parlez parfois de « guerre civile de basse intensité » entre les forces de l’ordre et les habitants des banlieues. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Guerre civile de basse intensité ou forces d’occupation, il y a derrière ces expressions l’idée que la stratégie policière est pensée par le gouvernement en termes militaires. Les quartiers sont conçus comme des espaces peuplés « d’étrangers » à notre culture, à notre identité nationale, des peuplades dangereuses, qu’il convient de quadriller pour garder la maîtrise du territoire. Les BAC ont été conçues précisément pour cette tâche. D’où les incessants contrôles d’identité, la plupart du temps au faciès, qu’elles pratiquent en toute illégalité. Les BAC sont un apprentissage à l’illégalité. En guerre, il n’y a plus d’autre loi que celle du vainqueur ou de l’occupant. Autre signe très alarmant : les policiers se plaignent de se heurter au mur du silence. La population ne collabore pas avec eux, quand ils sollicitent témoignages ou informations. C’est vrai, et cela devrait faire réfléchir leurs grands stratèges. Ceci dit, nous sommes encore dans le domaine de la « basse intensité ».Alors que Sarkozy vient d’annoncer que les BAC seront équipées de fusils à pompe, vous mettez en cause leur existence même, car elles seraient inefficaces contre la délinquance. Quel est leur rôle, selon vous ?

On retrouve la première question. Elles sont inefficaces contre la délinquance, parce qu’elles n’ont pas été conçues pour cela. Pour lutter contre la grande criminalité, il faut une police judiciaire qui ait la volonté, le temps, les moyens d’enquêter au long cours, dans la discrétion, pour pénétrer les réseaux et les démanteler. Pour lutter contre ce qu’on appelle les « incivilités », la petite délinquance de « proximité », il faut une police qui soit proche de la population, bien admise, bien renseignée. Les BAC ne sont ni l’une ni l’autre. Dans mon roman, Bien connu des services de police, je raconte de nombreuses anecdotes autour des BAC : maraudes improductives, puis brusques concentrations sur un point d’intervention sans connaissance des circonstances et du terrain, souvent maladroites, « inappropriées » et contreproductives, et pour finir, bavures couvertes par la hiérarchie et la justice. Didier Fassin, dans son enquête sociologique, La force de l’ordre, décrit la même situation. Le constat est là. Donner aux BAC un armement lourd, c’est tout simplement poursuivre la logique de la vision militaire de la police dans les quartiers, c’est continuer l’escalade de la force et de la violence, c’est s’enfoncer dans l’impasse. L’inquiétude devient palpable chez les flics. Certains ont demandé si on envisageait de patrouiller en chars d’assaut dans les quartiers. On passerait alors de la basse intensité au degré supérieur ? C’est peut-être le moment d’ouvrir un débat un peu large sur une police un peu plus démocratique. Votre roman « Bien connu des services de police » met en scène une commissaire qui appliquerait à la lettre les consignes du ministère de l’Intérieur. Pensez-vous que cela corresponde à une réalité et que la police est satisfaite de la politique prônée par l’État ?

Non, ma commissaire n’applique pas à la lettre la politique du ministère de l’Intérieur, elle fait bien plus, elle la pense, elle contribue à l’élaborer. Avec elle, j’ai voulu saisir cette pensée en formation. Par son histoire familiale, qui plonge dans la guerre d’Algérie et le souvenir de cette défaite politique qui ne passe pas, elle se rattache à l’un des courants de la société française sur lequel s’appuie le sarkozysme. Et c’est un courant qui me semble avoir un enracinement profond dans la police. J’ai été souvent surprise par la force et la rancœur avec lesquelles remontaient des évocations de la guerre d’Algérie. Il ne faut pas oublier, dans l’histoire de la police française, l’intégration des policiers qui reviennent d’Algérie, en 1961-1962. La flambée de l’extrême droite, FN et au-delà, dans la police pendant les années Mitterrand, a aussi laissé des traces. Il y a tout cela dans le roman. L’idée, souvent exprimée, que la police française est majoritairement « républicaine » ou « de gauche » me paraît dépassée. Ce serait en rester aux vingt années de l’après-guerre, quand la tradition de la Résistance était encore vivace. C’est fini.

La police est-elle satisfaite de la politique de Sarkozy ?

Il est impossible de parler de « la police » comme d’un corps homogène. Mais il existe un mécontentement, un mal-être profonds et généralisés, liés aux conditions mêmes d’exercice du métier, à la politique que prône le gouvernement (et non l’État). Et cela, indépendamment des choix ou engagements des uns ou des autres. On a beaucoup évoqué les causes : la politique du chiffre, la rupture entre la police et la population. La peur aussi. Il faut parler du taux très élevé de suicides dans la police, un par semaine en moyenne, c’est un indice incontournable du mal-être policier. À ce propos, il est stupéfiant que les syndicats de policiers se taisent là-dessus. Cela montre à quel point ils sont dépendants du pouvoir.1. Serie noire, Gallimard, 15 euros.Propos recueillis par Dominique Angelini