Publié le Dimanche 26 décembre 2021 à 23h03.

Éric Zemmour assure le (fa)show

Il se dégage d’Éric Zemmour quelque chose de « l’acoustique oratoire » qu’évoque Trotsky à propos d’Hitler et ses idées (dans « Qu’est-ce que le national-socialisme » en 1933, sans faire aucune analogie abusive entre les périodes et les acteurs) : « de ses premières improvisations, l’agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l’approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d’une acoustique oratoire. C’est ainsi qu’il choisissait ses mots d’ordre, c’est ainsi que son programme s’étoffait ».

Marine Le Pen, qui s’y connaît en fachos de tout genre et garde en mémoire les petites phrases outrancières de son père, juge qu’Éric Zemmour « vient dire des choses avec une forme de brutalité qui fait que, quand on parle fort et quand on parle brutal, on est parfois mieux entendu que quand on parle de manière raisonnable » (France info, le 15 novembre 2021). Ses succès de chroniqueur auprès de la fachosphère l’ont grisé. Zemmour s’est laissé séduire par le scénario d’une droite « hors les murs » imaginant sa présence à la présidentielle 2022. Convaincu de son destin d’homme providentiel, Zemmour a réussi à s’entourer d’une équipe. Sa campagne se construit comme une opération de teasing marketing. Son « verbe haut » et son « verbe dur » (ceux du RN « il n’y a pas si longtemps » selon Stéphane Ravier, sénateur RN dans Valeurs actuelles le 12 novembre 2021) ont convaincu un arc de force politique allant de la droite « républicaine » à l’extrême droite vieille école. En mettant l’immigration, l’islam et les questions « identitaires » au cœur du débat politique, cette dynamique vise à laminer toute voix contradictoire. Tout en sautant par-dessus le Rassemblement national, aujourd’hui concurrent direct des Zemmouriens, cet arc de force préfigure une recomposition à venir des extrêmes-droites. Mais analyser ce « phénomène Zemmour » nécessite cependant de l’articuler avec la campagne de Marine Le Pen.

L’espace politique de Zemmour

Le « Grand jour » est annoncé avec force roulements de tambour de son équipe de communicants depuis longtemps. Il sera sûrement déjà passé lors de la publication de cet article : annonce officielle de sa candidature et lancement d’un mouvement (Vox populi ?) pour la porter. Tout cela est un effet de manche pour faire buzzer la campagne d’Éric Zemmour, ponctuées d’outrances racistes, à coups d’expositions records sur les réseaux sociaux.

Fin novembre, un baromètre politique pour la Dépêche, LCP et Public Sénat indiquait qu’Éric Zemmour était « jugé agressif, raciste, misogyne et dangereux » par plus de 60 % des sondés. Cependant, une récente étude de l’IFOP sur la « zemmourisation des esprits » (à partir d’un échantillon de 4 503 inscritEs sur les listes électorales) constate une approbation plutôt forte de ses propos xénophobes, islamophobes et sécuritaires, parfois les plus caricaturaux. Si les enjeux sociaux (santé, « relèvement des salaires et du pouvoir d’achat », luttes contre le chômage et la précarité) ne sont pas absents des préoccupations des potentiels électeurs, les questions sécuritaires (délinquance, terrorisme) et liées à l’immigration seraient majoritairement déterminantes. À tel point que le Salon beige (un site influent chez les catho-conservateurs) considère qu’avec « le triptyque formé par l’immigration, l’insécurité et l’islam, la “zemmourisation des esprits” a atteint une ampleur telle qu’elle a de quoi inquiéter les associations antiracistes qui lui font régulièrement des procès » (26 novembre 2021). L’un des arguments de Marine Le Pen au sujet de son discours de « parti de gouvernement » est qu’il n’est plus besoin de « parler fort, parler dur, parler sans nuance pour pouvoir se faire entendre ». Zemmour, lui-même, joue sur une prétendue large diffusion de ses idées : « 70 à 75 % des français pensent comme moi ». Cette « zemmourisation des esprits » incarne le backlash idéologique anti-égalitaire décrit par Ugo Palheta1.

Si facholand se réjouit un peu vite de sa victoire idéologique, il est nécessaire de considérer avec sérieux cette offensive

réactionnaire. Certes, elle n’est pas récente. Mais elle percole toutes les couches sociales. Elle ne prend pas forcément le dessus, face aux préoccupations sociales dans les classes populaires. Mais elle laisse des traces, d’autant plus indélébiles que les solidarités de classe se réduisent et que les mobilisations sociales n’enchaînent pas les victoires. Le défi historique pour les extrêmes droites est de réaliser une synthèse entre le social et le national. Sur ce point, la campagne d’Éric Zemmour, par l’indigence de ses propositions sociales, ne devrait guère faire illusion.

Mais celle-ci soit être analysée comme fonctionnant avec celle de Marine Le Pen. Tous les cadres du RN l’affirment : leur adversaire est principalement Macron, pas Zemmour. Tous l’ont dit à un moment ou un autre, sous une forme plus ou moins différente : Zemmour porte le même discours qu’eux, sur l’immigration et l’insécurité. À tel point que, bien que Marine Le Pen ait annoncé ne plus vouloir revenir au Front national, lors du congrès de Perpignan en juillet 2021, Jordan Bardella et le compte twitter M La Vérité ressortent en septembre de vieilles affiches du FN sur l’immigration, pour justifier leur antériorité. L’outrance de Zemmour arriverait presque à faire croire que le RN parle « avec nuance ».

La concurrence avec le RN

En outre, Marine Le Pen ne manque pas une occasion de rappeler les orientations à la Fillon voire « Macron-compatibles » de son challenger, osant même jusqu’à le qualifier de « candidat des élites » (entretien avec la Provence, 19 novembre 2021). Dans le jeu engagé entre la candidate du RN et Zemmour, leurs attaques respectives pourraient nous divertir : « Pauvre Marine Le Pen, je la plains. […] vous savez, j’avais été le premier à le dire et à la diagnostiquer : c’est une femme de gauche » (BFM TV le 26 octobre 2021).

Il est vrai que Zemmour a ses entrées dans les milieux patronaux. Entourés de jeunes banquiers et d’énarques retraités, Éric Zemmour clame à qui veut l’entendre qu’il vient « renverser la table ». S’il renverse quelque chose, ce sera peut-être, en fin d’une soirée trop animée, le guéridon en marbre d’un club fermé pour grands bourgeois. Il ne suffit pas à Zemmour d’être un bateleur des plateaux TV. Il rêve d’avoir sa place dans les cercles très privés de grands patrons parisiens. Pour autant, Éric Zemmour peine à convaincre une majorité de la bourgeoisie. Certes, comme le rapporte le Point, une bonne partie de la salle a applaudi à son discours sur l’immigration, lors d’une réunion du cercle patronal Ethic, le 18 novembre. Mais ces patrons sont restés sur leur faim, faute de mesure concrètes en matière d’économie, autre qu’un discours sur Colbert, assorti de promesses sur la remise en cause des 35 heures et l’âge de la retraite à 65 ans.

Zemmour cherche à redonner des marges de manœuvre au petit capital français au sein de l’Union européenne, notamment en voulant favoriser l’accès des PME nationales aux marchés publics. Le journal Capital rapportait quelques mesures proposées par l’équipe de Zemmour, dont une baisse massive des impôts de production, son entourage croyant savoir que « Marine Le Pen est muette là-dessus ». Pourtant, en septembre 2020, Jordan Bardella lançait à ce sujet un « libérons nos entreprises de ces freins absurdes à leur compétitivité ! ». Bref, sur bien des thèmes, Zemmour arrive un peu trop tard en portant un discours fort semblable à celui du RN.

Or le danger serait de voir les questions sociales réintégrées dans le débat présidentiel par Marine Le Pen, selon sa vision raciste de « priorité nationale ». Même si Zemmour reprend à son compte cette idée de « préférence nationale », ses propositions sociales peineront à convaincre face à une Marine Le Pen qui laboure déjà le terrain et multiplie les visites locales. De son côté, Zemmour déambule le 26 novembre dans des rues marseillaises sinon vides en tout cas hostiles.

Son « moins d’allocs pour les étrangers, plus d’argent pour les Français », assorti d’une pétition, et sa proposition de suppression du permis à points résument son programme social. Il arrive après le déjà fort démagogique « Avec Marine Le Pen Présidente de la République, votre plein vous coûterait 8 euros de moins ». Marine Le Pen comme Éric Zemmour s’adressent à la « France périphérique ».

Un candidat antisocial assumé

Éric Zemmour a compté, un peu tard, sur l’anniversaire des trois ans des Gilets jaunes, pour affirmer son discours social. « Bien plus profond qu’une révolte fiscale », les Gilets jaunes sont analysés comme « le produit de deux phénomènes, […] la désindustrialisation et l’immigration de masse ». Dans un message video du 17 novembre, Zemmour explique laborieusement pendant dix minutes à quel point les classes populaires ne peuvent plus se loger proche des métropoles car elles en sont chassées par « les vagues migratoires venues du sud qui ont imposé leur mode de vie islamique ». Puis, il se morfond, nostalgique, regrettant l’onde longue d’expansion du capitalisme, de l’après-guerre, avec « l’industrie, qui comme chacun le sait, chacun l’a vu dans les années 60-70, permet une vraie promotion sociale avec des salaires qui augmentent régulièrement… là ils se sont reconvertis dans les services… des entreprises plus modestes, qui arasent les salaires et provoquent une prolétarisation ». Mais ses propositions de réindustrialisation restent floues. Sûrement seront-elles influencées par son ami Le Floch-Prigent, qui regrette les contraintes sociales et environnementales, comme autant de freins à l’entreprenariat, tout en s’avouant favorable au soutien d’une entreprise en difficulté par l’État… à condition que celui-ci reparte une fois le sauvetage accompli.

De répartition des richesses, il n’est, bien sûr, jamais question. Les solutions de financement des mesures sociales de Zemmour, comme celles de Marine Le Pen, consistent à discriminer les étrangers. Non seulement inacceptables humainement, leurs propositions sont fausses économiquement. Elles nécessiteraient d’autres mesures permettant de satisfaire les profits. Attaquer les immigrés impliquerait donc de se livrer à une offensive généralisée contre le monde du travail. Éric Le Pen et Marine Zemmour ne se discréditeront pas d’eux-mêmes. En l’absence de contre-offensive de notre camp social, de mobilisations spécifiques contre l’extrême droite, la baudruche des extrêmes droites ne se dégonflera pas seule. D’autant que le risque est de voir Marine Le Pen endosser la posture de défense des classes populaires, sur l’air du « ni droite ni gauche ». Cette supercherie ne doit pas être prise à la légère par le mouvement ouvrier.

Les soutiens de Zemmour issus de l’extrême droite classique saluent sa capacité à « repousser les limites » en le voyant comme « un brise-glace [qui] peut aller très loin » (l’Express du 11 février 2021). Le summum du non-conformisme résiderait dans la réhabilitation du maréchal Pétain. On a la subversion qu’on peut. En réalité, il est fort probable qu’Éric Zemmour n’aille pas très loin après son coup d’éclat politico-médiatique. Sa candidature devra déjà passer la barrière des parrainages de maires. En revanche, la dynamique que sa pré-campagne a enclenchée, présente une certaine inertie dont nous verrons encore des effets après la présidentielle.

Un attelage hétéroclite qui cherche à peser

Zemmour pourrait être un agitateur mettant en mouvement une partie de la petite bourgeoisie, dans l’attente d’une droite dure, attachée aux valeurs d’autorité de l’État (sécurité, fermeté de la justice et régulation drastique de l’immigration) mais il est surtout un porte-voix pour un attelage hétéroclite issu des extrêmes droites2. La candidature de Zemmour construit un pont entre des souverainistes de tout poil, en recherche permanente d’un candidat, et une droite extrême qui ne se retrouve pas dans la ligne des Républicains. Loin de prendre ses distances avec le parti de Marine Le Pen, Zemmour ouvre au contraire la porte aux ex du FN-RN, démissionnaires ou excluEs, s’étant opposés à la ligne de la dirigeante. Il déverse à longueur de temps un discours outrancier sur les immigréEs et l’Islam. Dans cette brèche, toutes les ambitions autoritaires, racistes et d’ordre moral espèrent s’engouffrer.

La candidature de Zemmour est un essai de la Convention de la droite transformé par les catho-souverainistes autour de Jean-Frédéric Poisson et des ex-Villiéristes3. Mais les chrétiens-démocrates de VIA s’impatientent de cette « campagne qui ne dit pas son nom », Villiers prévient ne pas participer au probable premier meeting d’une campagne déclarée (le 5 décembre au Zénith de Paris, déplacé à Villepinte depuis, NDLR). Robert Ménard, qui n’en est pas à un louvoiement près, craint que « ça [finisse] par faire peur les propos qu’Éric tient » (BFM, le 18 novembre). Ajoutons la désertion du financier Charles Gave qui reprend son chèque de 30 000 €, les baisses passagères de sondages et les révélations gênantes sur sa vie intime : le « Grand jour » n’arrivera pas dans une période faste.

Pourtant ses actuels soutiens gardent confiance. C’est essentiellement en direction de la droite extrême conservatrice et catholique que Zemmour trouve des troupes, jusque chez les maurrassiens de l’Action française. Toujours prête à soutenir le candidat souverainiste le mieux placé, l’Action française voit surtout des potentiels sympathisants à former. La tendance à mener sa barque militante en se servant de l’aura médiatique de Zemmour se retrouve du côté des « identitaires et nationalistes » nostalgiques du FN. Dans les Côtes-d’Armor, une récente réunion publique rassemblait Roland Hélie, ex du PFN et du FN, autour d’un ancien élu FN des années 80 et d’un autre ancien membre du FN, devenu responsable local de la Manif pour tous. L’activation de réseaux, entre autres financiers, autour de militants « historiques » comme Tristan Mordrelle, ex du Bloc identitaire (Libération du 17 novembre) est bien plus inquiétante que les gesticulations de groupuscules folkloriques dont l’existence se résume souvent à quelques échanges sur Instagram.

Le 27 novembre, Zemmour était à Marseille, innocemment accueilli par Stéphane Ravier. Les photos de sa visite montrent, posant au milieu d’autres jeunes soutiens, Jérémie Piano, porte-parole aixois de Génération identitaire (GI). Clément Martin, un autre ancien porte-parole niçois de GI, continue à alimenter les-identitaires.fr. Il saluait récemment celui qui « à l’intérieur de l’espace médiatique, donne une très large audience au constat du Grand remplacement et à la remigration ». Clément Martin reconnaît en Éric Zemmour le profil d’un « lanceur d’alerte » qui se fait « chef » en « fixant un cap ». Il l’encourage alors à « ne […] rien lâcher et toujours voguer droit vers le cap fixé ». Pourtant un autre niçois, Phillipe Vardon, le plus célèbre des « ex » identitaires passé au RN, s’il a pris le même cap, suit fidèlement Marine Le Pen. La presse locale croit même savoir que Vardon serait sur le point d’être appelé pour mettre ses « talents de communicant » au service de l’équipe de campagne, réduite, de Marine Le Pen (Nice Presse, 23 novembre) : « Que la racaille et l’extrême gauche en profitent bien, parce que dans 5 mois c’est terminé ! » prévient Vardon en citant Bardella lors de son opération com’ à La Guillotière (Lyon) le 24 novembre.

La dynamique de Zemmour semblerait bousculer le RN. Pourtant, Marine reste Le Pen, entourée des Thibaut de la Tocnaye, et autre Jean-Lin Lacapelle. Difficile de voir une pasteurisation dans leurs propositions conformes à l’histoire passée du FN. Certes, les défections ne sont pas anecdotiques. Plusieurs cadres locaux en opposition au cercle dirigeant autour de Marine Le Pen se sont tournés vers les Comités Zemmour. Quelques figures symboliques ont aussi rallié Zemmour, comme Bruno Lemaire, ancien conseiller d’opposition à Perpignan avec Louis Aliot, un temps conseiller économique de Marine Le Pen. Agnès Marion, dirigeante lyonnaise, s’est affichée au meeting de Zemmour à Charvieu (Isère) début novembre. Peu de temps après, plusieurs élus du RN annonçaient leur départ pour créer un nouveau groupe au conseil régional d’Auvergne Rhône Alpes. Pourtant, Isabelle Surply, une frondeuse du RN 42, se trouvait au côté de Bardella à La Guillotière.

Il n’est pas si facile d’enjamber le RN, organisation qui structure l’extrême droite depuis 50 ans. Contrairement à certaines apparences, le RN n’est pas si fragilisé par la candidature Zemmour. Le candidat du « Grand remplacement » et de la guerre civile aide même Marine Le Pen à se dépeindre comme la candidate de « l’apaisement » et de la « fermeté », une nouvelle version du « en même temps ». « Le rapprochement, il peut se faire au second tour, autour celui qui est arrivé en premier et je pense que ce sera moi » précise régulièrement Marine Le Pen. Pourtant les soutiens de Zemmour, qui comptent sur une recomposition de la « droite nationale », placent donc leur pion en préjugeant de la fin politique de Marine Le Pen. Aujourd’hui, les Amis d’Éric Zemmour et les divers Comités Zemmour ne forment pas une organisation cohérente. Nous assisterons certainement à des guerres internes entre aspirants chefs, des ralliements, des trahisons et des retours au bercail. Au final, pourrait émerger un « bloc nationaliste », allant de restes de la droite « républicaine » aux restes des nostalgiques du FN de Jean-Marie, tout en intégrant le RN actuel. S’ajouteront au paysage, les forces extra-parlementaires, composées notamment d’une nébuleuse plus ou moins violente de groupes locaux. La dynamique Zemmour aura donné confiance aux extrêmes droites. L’inertie qui en résulte pourra souder et raffermir ce « bloc ». Plus que jamais, une riposte politique pour dénoncer et démonter les discours racistes, nationalistes et démagogiques, doit s’accompagner d’une riposte militante de terrain pour faire reculer les forces d’extrême droite.