Publié le Dimanche 12 juin 2011 à 21h35.

Sécurité routière : chiffres, cacophonie et populisme

La récente polémique suscitée par le retrait des panneaux indicateurs de radars est l’occasion de revenir sur plusieurs décennies de politique de sécurité routière, aux enjeux divers. En France, contrairement à la plupart des autres pays, la sécurité routière est à enjeux multiples, non seulement civils, mais aussi sociaux, culturels et politiques. D’où le tohu-bohu de ces dernières semaines autour des radars routiers et leur signalétique. L’insécurité routière en France, c’est 500 000 morts depuis 1950, 20 milliards d’euros de coût annuel pour la collectivité (infrastructures, hospitalisations, secours etc.), soit 1 200 euros par foyer fiscal, pour 40 millions de titulaires du permis de conduire. Dans sécurité routière, il y a « sécurité », d’où l’instrumentalisation depuis plusieurs décades de ce fait de société, au gré des grandes confrontations politiques.

Histoires de permisJuillet 1992 voit la mise en place du permis à points en France. Ce système combine sanction (le permis n’est plus un droit, et peut être retiré) et prévention-éducation (retrait progressif, modalités de récupération des points). Aussitôt s’ensuit un blocage des routes par les chauffeurs routiers (dont beaucoup de petits patrons), orientés en sous-main par le RPR d’alors, et un leader charismatique surnommé « Tarzan ». Le gouvernement Bérégovoy fait lever les barrages par des chars d’assaut, certes désarmés, mais le symbole est fort. Dix ans plus tard, en juillet 2002, la sécurité routière est proclamée « grande cause nationale » par Chirac. La mesure emblématique est l’installation de radars fixes, et donc l’instauration de contrôles et de sanctions automatisés, sous l’égide du ministre de l’Intérieur Sarkozy et de la politique de « tolérance zéro ». Par un effet d’annonce bien connu des professionnels de l’éducation routière, les effets sont immédiats : avant même leur installation, on constate une baisse des niveaux de vitesse et du nombre d’accidents. En un an, le nombre de tués, de plus de 7 500, se rapproche de la barre des 5 000. Pour mémoire 5 000 était l’objectif fixé, mais jamais atteint, par le gouvernement Jospin au ministre Gayssot. L’automatisation des peines, pourtant contraire au droit français, s’installe dans l’opinion publique, sous la forme d’un égalitarisme devant la loi, en rupture avec le côté clientéliste (l’amnistie présidentielle par exemple), largement en vigueur jusqu’alors dans le domaine de la sécurité routière. Les années suivantes voyaient le passage, durable semblait-il, au-dessous de la barre des 4 500 tués, jusqu’à l’automne dernier.

Virage dangereuxDès la fin de l’automne, au prétexte de la loi Loppsi 2, un lobby UMP (notamment le collectif « la Droite populaire ») entame une campagne de dénonciation du permis à points, sur le thème du « racket » par l’État. Cette campagne – ce ne peut être une coïncidence – démarre dès la fin du conflit sur les retraites : elle répond, à sa manière, aux angoisses sur la perte de travail (générée par la perte du permis) et aux interrogations sur les exigences contradictoires de « l’intérêt général » et de la mobilité. Le lobby UMP impose une diminution de trois à deux ans du temps de rattrapage des points, et la possibilité de regagner quatre points non tous les deux ans, mais chaque année. Le message envoyé aux 40 millions de conducteurs est celui de l’inutilité et de l’artificialité de règles sociales communes sur les routes. Moins d’un mois après, les effets d’annonce de ce message ne se faisaient pas attendre, pour aboutir en avril 2011 à une augmentation de 20 % de tués par rapport à 2010.

Perte de contrôleDans l’incapacité de déjuger les mesures imposées par sa base politique, le gouvernement décidait de reprendre le contrôle de la politique de sécurité routière en accentuant le volet répressif du permis à points : c’est la mesure emblématique du démontage des panneaux indicateurs de radars. Cette mesure emblématique ajoutait à l’automatisation des peines, la volonté supposée de « faire du chiffre » en poussant à la faute. Elle faisait ressurgir la thématique des promesses non tenues du candidat Sarkozy, qui déclarait sur RTL en 2007 : « Il serait scandaleux d’enlever les panneaux qui préviennent ». L’annonce tardive et confuse de l’installation de 2 200 « radars pédagogiques », l’adresse présidentielle, passée inaperçue, d’un « contrat d’objectif » de 3 000 tués par an, loin de rétablir une autorité politique, se concluaient sur une cacophonie totale.

Le FN au tournantLe Front national avait déjà tenté d’exploiter le filon de 40 millions d’usagers confrontés à la question sociétale complexe des comportements routiers. À l’occasion de la cacophonie gouvernementale, on pouvait lire un communiqué spécial de Marine Le Pen. « Incapable de lutter contre la délinquance et l’ultra-violence des vrais criminels, le gouvernement préfère se déchaîner contre les seuls dont il n’a rien à craindre : les automobilistes ». S’ensuivait une série de préconisations, où se mêlent revendications sociales (amélioration de l’état des routes, prix de l’essence), conditions de travail des chauffeurs (avec une mention particulière pour les taxis) et demandes de sanction accrues… contre les chauffeurs étrangers. Une alchimie délétère où, sur fond de désespérance sociale, s’entrelacent bilans calamiteux à gauche, agitation frénétique de la droite sarkozyste et projets populistes. Nul ne sait si cette alchimie aboutira, mais elle est bel et bien présente dans le domaine de la sécurité routière aussi.

Bernard Vallès