Cette contribution vise à lancer la discussion sur l’actualisation des conceptions stratégiques de notre courant, c’est-à-dire les façons dont nous envisageons une transformation révolutionnaire de la société, qui en finirait avec le capitalisme. C’est avec cette visée lointaine que nous orientons notre militantisme au quotidien.
La révolution prolétarienne est la première qui doit être réalisée par une classe sociale totalement inférieure dans la société, qui « dispose d’une puissance économique potentielle gigantesque mais d’une force réelle plus réduite »1, ce qui représente une différence fondamentale avec les révolutions bourgeoises, où les classes s’emparant du pouvoir politique, possédaient déjà le pouvoir économique dans les faits. Le prolétariat, lui, doit s’emparer en même temps du pouvoir politique, du pouvoir géographique (sur un territoire spécifique dans un premier temps, tout en gardant l’objectif de la révolution mondiale) et du pouvoir économique (décider qui produit, quoi et comment). Ce dernier point implique une rupture supplémentaire par rapport aux révolutions précédentes : la production de richesse ne sera plus anarchique, mais au contraire planifiée et décidée collectivement. Ce faisant, « la lutte de classe prolétarienne, arrivée à son point culminant, se retourne en un long processus de transformation systématique et consciente de tous les processus humains – tout d’abord par une généralisation de l’activité prolétarienne autonome, ensuite par une activité autonome de tous les membres de la société allant vers une société sans classe »2.
Notre tradition pensait la révolution mondiale en termes de lien dialectique entre trois secteurs : la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés, la théorie de la révolution permanente dans les pays dominés ou colonisés, et la révolution politique dans les États ouvriers. Dans Stratégie et parti, Daniel Bensaïd s’attache notamment à détailler les « hypothèses stratégiques » de la grève générale insurrectionnelle et de la guerre révolutionnaire prolongée.
Comme toutes les révolutions sociales, la révolution prolétarienne part des contradictions internes de la société et des luttes qu’elles impliquent. La victoire se traduit par une période de double pouvoir politique et géographique pendant laquelle le prolétariat devra démontrer, par la pratique et l’action, la supériorité de son projet pour résoudre la crise multidimensionnelle du système. Ce que nous appelons hypothèses stratégiques, sont des guides (incomplets) pour l’action qui donnent les grandes pistes pour réfléchir à ce triple problème : prendre le pouvoir, le garder, pour changer la société. Nous avons d’autant plus intérêt à nous y intéresser que les révolutions ne se déroulent jamais comme prévu et que les exemples et théories du passé visent à construire les stratégie du présent et du futur – comme le rappelait souvent Daniel Bensaïd, « les révolutionnaires ont toujours une (ou deux) révolutions de retard ».
Grève générale insurrectionnelle
Nous ne faisons pas de la grève générale un fétiche, mais une démarche qui combine une grève interprofessionnelle des salarié·es, qui paralyse non seulement l’économie (les entreprises privées et publiques), des secteurs non immédiatement marchands (transports, éducation, énergie, etc.) et qui ne se limite pas à la bataille contre un secteur du patronat ou contre une réforme du gouvernement, mais contribue à une mobilisation plus générale d’une partie significative du prolétariat. Ernest Mandel précise « Une grève générale est objectivement politique, du fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le départ »3, comme le montre le départ des grèves de 1936.
Cela suppose l’unification du prolétariat derrière une série de mots d’ordre et que le mouvement s’emballe dans la lutte pour arriver à un point de non-retour – « qu’ils s’en aillent tous ! » – pour renverser l’État et la bourgeoisie. Nous travaillons donc au quotidien, dans la lutte, pour arriver à unifier notre camp social, à dépasser les intérêts et les contradictions particulières vers une bataille globale pour la prise du pouvoir. Dans cette perspective, la grève générale remet en cause l’ensemble des oppressions et les divisions de notre camp. Cela passe avant tout par l’action commune, mais également par la discussion et le débat. C’est dans ce sens que nous sommes pour les structures auto-organisées où celles et ceux qui luttent décident de la suite de leur lutte.
La grève générale passive (l’arrêt de la production) peut se combiner avec une grève générale active, où les salarié·es en finissent avec l’aliénation et la dépersonnalisation et reprennent le travail à leur compte (production autogérée dans les entreprises ; trains affrétés par les grévistes pour aller manifester ; énergies rétablies et gratuites pour les foyers ; distribution de nourriture directe du producteur au consommateur). C’est ce que nous appelons une situation de double pouvoir, où des coordinations de grévistes décident du fonctionnement quotidien de la société. Dans ce cadre, il s’agit de démontrer que le nouveau pouvoir est plus efficace que l’ancien, dans chaque décision que ce premier prend.
Cependant, « la perspective de la dualité de pouvoir charpente donc notre démarche. Cela ne signifie pas que nous ne puissions imaginer la conquête du pouvoir que sous la forme d’une grève générale déclenchée le matin et conclue le (grand) soir par une insurrection. Les choses peuvent être beaucoup plus mêlées, complexes et inattendues. Surtout dans un pays à fortes traditions parlementaires où les illusions démocratiques sont particulièrement prenantes »4. C’est pourquoi nous sommes favorables à des fronts uniques ouvriers pour l’action de notre camp social, dans les luttes et parfois dans les urnes, de la base au sommet, car nous pensons que c’est dans l’action et sur le temps long que nous arriverons à convaincre la majorité de notre camp social du nécessaire renversement de l’ordre établi.
Dans le cadre de ces batailles unitaires pour le pouvoir est advenu le débat sur « le gouvernement ouvrier ». Cette conception indique que les cadres de front unique peuvent parfois déboucher, sur l’hypothèse de gouvernement du prolétariat, dans le cadre du capitalisme. Les révolutionnaires ont alors déterminé des critères qui leur permettraient éventuellement de participer à de tels gouvernements : des incursions dans la propriété privée, l’auto-organisation voire l’armement des masses contre les fascistes, le refus de respecter le cadre du système, etc.
Le cas le plus récurrent, cependant, est que des gouvernements des organisations du mouvement ouvrier soient constitués (ça aurait été le cas du NFP par exemple…), mais dont on sait, par leur composition, les mesures prévues et les rapports à l’auto-organisation, qu’ils ne rompront pas avec le capitalisme. Dans ce cas, notre tradition revendique que ces gouvernements doivent être « sans ministre bourgeois » et pourront alors être soutenus dans ce qu’ils feront pour les intérêts du prolétariat. Mais ces formes sont très instables en général et sont confrontées très rapidement au choix d’obéir aux diktats de la bourgeoisie (sous la forme de la commission européenne ou du FMI par exemple…) ou de s’y confronter. C’est pourquoi nous gardons notre indépendance et notre totale liberté de critique.
Guerre populaire prolongée et révolution permanente
Cependant, l’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle est insuffisante pour comprendre les révolutions dans certains pays, où la classe ouvrière est très minoritaire, où l’État n’est pas capable de garantir l’unité nationale et où la question de la réforme agraire est centrale. C’est-à-dire le partage de la terre des grands propriétaires entre celles et ceux qui en vivent. Deux pouvoirs s’exercent sur des zones géographiques distinctes. En Espagne, en 1936-37, le pouvoir est divisé entre comités-gouvernements locaux et gouvernement central.5 En Chine, suite à l’invasion japonaise de 1937, le Parti communiste chinois « [concentre] des forces dans les arrières nippons, au nord (tout en maintenant d’importants foyers de guérilla ailleurs). Il gagne ainsi un immense prestige politique (il va au contact, au lieu de reculer) et peut s’implanter socialement sans risquer d’être attaqué par le Guomindang. Il établit des zones libérées fortes de 100 millions d’habitant·es. La théorie de la guerre révolutionnaire prolongée (la guerre du peuple) constitue un apport très important à la théorie militaire révolutionnaire, combinant savoir-faire militaire (articulant opérations de guérilla et mouvements de divisions), règles de conduite dans les rapports à la population, réalisation de réformes agraires, mobilisation des femmes, alphabétisation, systèmes de santé… »6
Dans les pays dominés — et encore plus dans les nations colonisées —, la théorie de la révolution permanente indique que l’indépendance réelle vis-à-vis de l’impérialisme ne peut être obtenue sans processus révolutionnaire prolétarien. Les expériences des guerres de décolonisation à Cuba, au Vietnam ou en Algérie (qu’elles aient abouties ou non) montrent que pour expulser les colonisateurs, la nation entière doit être mobilisée et unifiée (sous la forme d’un front de libération nationale) Mais, pour réaliser une réelle indépendance, le pays libéré doit s’extraire de l’imbrication économique et des choix de l’organisation de la production par les impérialistes, qui découle de la domination passée, le gouvernement nouvellement en place doit socialiser la production, mettre en place un monopole du commerce extérieur et lancer un processus de développement indépendant, ce qui n’est possible qu’en expropriant les couches sociales compradores ayant accumulé une (petite en général) partie du capital. C’est-à-dire qu’il doit réaliser une révolution (sociale) dans la révolution (nationale).
Lorsque commence à se poser la question du double pouvoir, l’État et la bourgeoisie utilisent toutes les armes possibles pour nous empêcher de saper leur pouvoir. « Si la société bourgeoise peut effectivement commencer à se désintégrer à la périphérie, dans des phases de crise révolutionnaire aiguës, cette désintégration ne peut jamais aboutir à la dissolution automatique de l’État bourgeois. Celui-ci doit être consciemment détruit. Lorsque cette destruction ne s’est pas effectuée, un processus contre-révolutionnaire peut être entamé avec succès même par des forces numériquement restreintes, s’opposant à des masses très nombreuses. »7 La guerre civile est toujours une option possible pour la bourgeoisie, comme celle des Russes blancs en 1917-1921 (soutenus par les États-Unis, l’empire anglais et la France) ou encore la contre-révolution franquiste dans l’État espagnol en 1936-39 (soutenue par l’Allemagne et l’Italie). Dans cette phase de la lutte des classes, la bourgeoisie ne laisse que deux options au prolétariat en lutte : le socialisme ou le fascisme (notons que le fascisme n’est pas essentiellement une réaction à la révolution en marche, mais une réponse aux besoins de la bourgeoisie en période de crise capitaliste profonde).
Révolution politique
Le troisième secteur de la révolution mondiale, c’est-à-dire la révolution politique dans les pays ouvriers bureaucratiquement dégénérés, n’est plus à l’ordre du jour aujourd’hui. Mais la question de la révolution politique reste centrale. Dans le sens où l’État est un ennemi permanent, même si c'est un État ouvrier. « De nouveaux problèmes surgiront, en outre, au cours de la construction du socialisme, problèmes pour la solution desquels le programme marxiste-révolutionnaire ne fournit qu’un cadre de référence général mais point une source automatique de réponses correctes. La lutte pour des réponses correctes à de tels problèmes exige une interaction constante entre une analyse et une discussion théorique, politique, et une pratique révolutionnaire de classe ; le dernier mot restant à l’expérience pratique. Dans ces conditions, toute restriction de la liberté de discussion politique et théorique, débouchant sur une restriction de la libre activité politique de masse du prolétariat, c’est-à-dire toute restriction de la démocratie socialiste, constituera un obstacle pour que même le parti révolutionnaire aboutisse à définir une ligne politique correcte. Elle n’est donc pas seulement fausse du point de vue théorique, mais encore inefficace en pratique et nuisible du point de vue des progrès sur la voie de la construction du socialisme ».8 Il est donc central de maintenir, même après la révolution, un cadre démocratique le plus large possible. Et c’est là l’élément clé : l’action consciente des masses prolétaires, qui arrivent à rassembler derrière elles les couches exploitées et opprimées des autres classes pour devenir la majorité consciente de son pouvoir. Cela suppose de maintenir les syndicats9, les partis, les courants ou les tendances.
Les apports de ces dernières décennies
La conséquence directe de l’aphorisme de Marx « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » est que les classes ne peuvent pas être homogènes. L’hégémonie stalinienne de la deuxième moitié du 20e siècle a laissé des traces terribles dans la compréhension collective du prolétariat, en le réduisant aux ouvriers d’usine. Les mobilisations depuis les années 1970 (féministes, LGBTIA+, antiracistes, etc.) ont montré que les oppressions traversent les classes. En outre, la révolution socialiste suppose d’avoir une planète vivable pour la société future, nous rappelant que « la production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur »10. Et les femmes de chambre d’Ibis, les salarié·es d’Uber font bien sûr partie de la classe ouvrière.
Mais l’unité de la classe est une question d’articulations. Le prolétariat doit s’unir, s’homogénéiser, pour peser et pour engager la confrontation avec la bourgeoisie, sans oublier les « milliers de gens qui ne sont ni bourgeois ni prolétaires ».11
« Malgré toutes les segmentations inhérentes à la classe travailleuse — tous les phénomènes récurrents de division selon des lignes de fonction, de nation, de sexe, de génération, etc. —, il n’y a pas d’obstacles structurels intrinsèques à la solidarité de classe générale entre travailleurs sous le capitalisme. Il y a seulement des niveaux de conscience différents, qui rendent plus ou moins difficile, plus ou moins disparate, dans l’espace et dans le temps, la conquête de cette solidarité générale de classe ».12
Le rôle des révolutionnaires est bien d’y contribuer, de constituer la classe pour soi en dépassant ses divisions, en travaillant à l’hégémonie des couches les plus dynamiques, les plus conscientes, les plus collectives. Sans oublier que si « la division en classes est certes, en fin de compte, l’assise la plus profonde du groupement politique », cette fin de compte, c’est « la lutte politique seule qui l’établit ».13 La capacité du prolétariat à s’unifier et à rassembler les autres couches opprimées est toujours, quelle que soit la situation, la question de sa capacité à prouver que ses revendications et ses méthodes permettent de résoudre divers éléments de la crise du système, pour toutes les couches opprimées.
- 1. Ernest Mandel, Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne, 1970.
- 2. Idem.
- 3. Ernest Mandel, La grève générale, 1974.
- 4. Daniel Bensaïd, Eurocommunisme, austro- marxisme et bolchevisme, Critique communiste n°18-19, oct.-nov. 1977.
- 5. « Dans toutes les villes et dans la plupart des villages d’Espagne agissent sous des noms divers des comités semblables [...] Tous ont été constitués dans le feu de l’action pour diriger la riposte populaire au coup d’État militaire. [...] Tous, dans les jours qui suivent le soulèvement, ont saisi localement tout le pouvoir s’attribuant des fonctions tant législatives, qu’executives, décidant souverainement dans leur région, non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l’ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l’heure, socialisation ou syndication des entreprises industrielles, expropriations des biens du clergé, des ’’factieux’’, ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collectives des terres. » in : Pierre Broué et Émile Témine, La révolution et la guerre d’Espagne, chapitre V. Éd. de minuit, 1961.
- 6. Pierre Rousset, L’expérience chinoise et la théorie de la révolution permanente, Revue l’Anticapitaliste, n°126, mai 2021. Le Guomindang, ou parti nationalsite chinois, domine le gouvernement central de la république de Chine à partir de 1928 jusqu’à la prise de pouvoir par les communistes en 1949.
- 7. Ernest Mandel, Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique, 1971.
- 8. Ernest Mandel, Démocratie socialiste et dictature du prolétariat, 1978.
- 9. Ernest Mandel, Démocratie socialiste et dictature du prolétariat, 1978.
- 10. Karl Marx, Le Capital, livre premier, chapitre XV, 1867.
- 11. Christian Baudelot, Roger Establet, P.-O. Flavigny, Qui travaille pour qui ? Cité par Daniel Bensaïd dans Marx l’intempestif.
- 12. Cien años de controversias en torno a la obra de Karl Marx, Ernest Mandel.
- 13. Lénine, Œuvres, tome VII, p41. Cité par Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! », 2002.