Publié le Mardi 25 mars 2025 à 08h00.

L’actualité du Manifeste communiste

Cet article est issu d’une soirée du Centre d’études marxistes. Ces réunions visent à la fois un objectif d’autoformation et de réflexion critiques. Elles empruntent donc beaucoup à des travaux préexistants de camarades issu·es ou non de notre courant.

Pourquoi lire, relire et débattre de ce texte de 1848 ? Il est le produit d’un endroit, l’Europe, et d’une époque, le 19e siècle, dans lesquels se développent le capitalisme et un mouvement ouvrier très divers. Il y a des traits communs en ce début du 21e siècle : l’absence de projet politique émancipateur porté par les masses, et l’éclatement des salarié·es, des organisations ouvrières. 

Ce qui permet à ce court texte de garder dans ses grands traits une force et une actualité remarquables, c’est qu’il expose dans un style clair et flamboyant une nouvelle conception du monde, « le matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique, science la plus vaste et la plus profonde de l’évolution, la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l’histoire mondiale au prolétariat, créateur d’une société nouvelle, la société communiste »1 qui démontre sa pertinence pour comprendre la domination bourgeoise, les moyens d’agir pour construire une société émancipée, débarrassée de l’exploitation et des oppressions.

 

Un apport fondamental

Il est parfaitement résumé par Engels dans la préface à l’édition de 1883, écrite après la disparition de Marx : « L’idée fondamentale et directrice du Manifeste, à savoir que la production économique et la structure sociale de chaque époque historique qui en résulte nécessairement, forment la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; que, par suite [...], toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, [...] mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes ; cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx »2

Les conséquences de cet apport sont considérables. Les classes sociales en lutte ne sont pas des institutions sociales « permanentes ». Elles sont le produit à chaque étape déterminée du développement économique, des modalités de la répartition des richesses et des formes de l’affrontement entre les classes. Tant la classe exploitée et opprimée que la bourgeoisie connaissent des évolutions, des ruptures.

 

Les rapports sociaux en révolution constante 

La bourgeoisie est le produit d’un long développement. Née au Moyen Âge, elle s’est développée sous la féodalité et dans quelques pays dont la France dans la colonisation, la traite négrière. Elle continue de se modifier en permanence car elle « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, donc l’ensemble des rapports sociaux »3. D’où l’importance de l’analyse concrète de chaque situation. 

Les débats actuels entre les différentes options capitalistes, la compétition entre les secteurs aux intérêts parfois opposés montrent l’actualité de cette approche matérialiste des classes sociales. La bourgeoisie qui domine le monde est bien autre chose qu’une somme de patrons et l’exploitation économique. C’est une puissance sociale qui organise la production, qui est en dernière analyse le produit de toute la société, et de ce fait domine, structure l’ensemble des relations sociales et l’impact de la société sur la nature

 

Les Hommes et les femmes font leur propre histoire

Affirmer qu’il n’existe pas d’essence humaine en dehors des rapports sociaux a des conséquences majeures. Les hommes et les femmes d’une période donnée, les formes de l’exploitation, des oppressions, l’histoire politique, les luttes, sont les produits des rapports sociaux.

Dès lors que la société produit l’être humain, elle est en retour produite par son action ; les luttes, les révoltes des exploité·es et des opprimé·es modifient ces rapports sociaux. Par leur action, les hommes et les femmes font donc leur propre histoire. 

Non pas que la révolution soit en tout temps et tout lieu possible. Mais rien n’est inéluctable. Dans chaque situation il n’y a jamais une seule possibilité : le processus historique concret dépend des luttes des dominé·es, de leur conscience collective, de leur organisation.

 

La libération de chacun·e est la condition de la libération de toutes et tous

Comme l’histoire n’est pas écrite à l’avance, il est possible de se débarrasser de l’exploitation et de l’aliénation en sortant du capitalisme dans lequel le travail vivant ne sert qu’à augmenter les richesses des possédants, il est possible de construire une société dans laquelle « le travail accumulé n’est qu’un moyen d’enrichir et de promouvoir le processus vital des travailleurs »4. Pour cela il faut abolir la propriété privée, car elle est l’appropriation de l’essence humaine. Lorsque Marx se déclare communiste dans les Manuscrits de 1844, il exprime magnifiquement cette idée force : « l’abolition positive de la propriété privée, l’appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc., à son existence humaine, c’est-à-dire sociale »5. Il y a bien, pour construire une société émancipée, un lien entre l’abolition de la propriété privée et la suppression de l’aliénation. 

Il est frappant de voir à quel point le bilan des révolutions du 20e siècle le confirme. La propriété privée capitaliste a été abolie en Russie, en Chine, sans instauration du socialisme. Il ne suffit donc pas de prendre le pouvoir, de nationaliser les moyens de production pour produire mécaniquement une société émancipée. La transformation révolutionnaire de la société impose d’autres modifications, par la démocratie, l’auto-émancipation, pour instaurer une « association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »6, définition toujours pertinente du monde que nous voulons construire.

 

L’action communiste

Mais pour abolir la propriété privée existante, en finir avec la bourgeoisie, il faut plus que des idées, il faut une action communiste.  

Le prolétariat, la classe des exploité·es et des opprimé·es est potentiellement révolutionnaire, exprime le mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité, mais elle n’est pas mécaniquement victorieuse. Selon le Manifeste, « le premier pas dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante »7

D’où la présentation du rôle des communistes qui « ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers […] n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat […] n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier »8, ils ne se distinguent qu’en faisant valoir les intérêts du prolétariat mondial, du mouvement dans sa totalité. 

Marx et Engels combattent les sectes, ces courants qui ont comme raison d’être, non ce qu’ils ont de commun avec le mouvement, mais les « principes particuliers » qui les distinguent. En 1848, la Ligue des communistes est une fraction qui doit stimuler les autres. Lors de la fondation de la première Internationale en 1864, il n’existe plus d’organisation communiste, ils y militent sans organisation spécifique et combattent les sectes en son sein.

Le Manifeste n’aborde pas la question cruciale du processus de construction de la conscience de classe, la conscience communiste, et laisse entendre qu’elle se produit naturellement. Ce point sera complété magistralement par Lénine, 54 ans plus tard, dans Que Faire qui précise le rôle des communistes : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles »9.

 

La prise de pouvoir politique pour arracher le capital à la bourgeoisie

Le mode de domination capitaliste ne peut être renversé que par une révolution qui érige le prolétariat en classe dominante, et l’émancipation économique s’obtient par la conquête du pouvoir politique. Mais cela passe-t-il par la prise du pouvoir d’État existant ? 

La Commune de Paris en 1871 va tout modifier. Dès le 12 avril 1871, Marx écrit « la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire. C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent »10, position qu’il détaillera ensuite en affirmant que la forme politique de la Commune est susceptible d’extension.

 

Postérité et limites

Si les principes généraux du Manifeste gardent toute leur pertinence, dès les préfaces des éditions suivantes, Marx et Engels pointent les points qu’il faudrait revoir, logiquement, leur application dépendant des circonstances historiques. Cependant deux aspects nécessitent une réévaluation.

 

La victoire inéluctable du Prolétariat ?

Le Manifeste est péremptoire : « le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables »11. Cette idée que la victoire inévitable d’un prolétariat toujours plus nombreux avec des partis et des syndicats de plus en plus forts était omniprésente.

Force est de constater que l’accroissement numérique du prolétariat à l’échelle mondiale ne se traduit pas automatiquement par une augmentation de la conscience collective et le mouvement ouvrier ne connaît pas une progression linéaire. Déjà la trahison de la Deuxième Internationale à l’entrée de la Première Guerre mondiale avait été un choc pour tous les marxistes révolutionnaires, et Rosa Luxembourg avançait dès 1915 une idée révolutionnaire : « socialisme ou barbarie »12. Un siècle après, avec les crises écologiques, cette notion prend une autre ampleur qui valide l’expression reprise par Michael Löwy : la révolution est le frein d’urgence13.

 

La domestication de la nature ?

Les formules du Manifeste sur la domestication des forces de la nature, l’utilisation de la chimie dans l’industrie et l’agriculture montrent que l’époque n’est pas à la prise en compte des dégâts du productivisme. Ce culte du progrès dominant dans différentes variantes socialistes et staliniennes du marxisme tout au long du 20e siècle oublie que les forces productives ne sont pas neutres. 

Pourtant les Manuscrits de 1844 de Marx développent l’idée que la rupture radicale de l’unité entre l’être humain et la nature est à l’origine de la vie aliénée moderne, d’où l’expression de « l’idée émancipatrice de la réunification de l’humanité et de la nature sous la forme humanisme = naturalisme »14.

A partir de 1865-66, il découvre les problèmes de l’épuisement des sols, et la rupture métabolique entre les sociétés humaines et la nature, ce qui l’amène à écrire : « chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; [...] La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en sapant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur »15. Le progrès peut donc être destructif, l’exploitation et l’abaissement des travailleurs et de la nature résultent d’une même logique prédatrice. Cette sensibilité ne donne pas à Marx une perspective écologique d’ensemble, mais corrige les excès de la théorie du progrès.

 

En guise de conclusion provisoire

Dans une période historique où il est plus fréquent de parler de fin du monde que de fin du capitalisme, où les questions de tactique politique, voire politicienne, dominent, où la déstructuration de collectifs ouvriers et des organisations du mouvement ouvrier du 20e siècle pose la question centrale de la constitution de la classe des exploité·es et des opprimé·es en classe consciente de son rôle émancipateur, la lecture, relecture de ce texte fondamental est une véritable source d’inspiration. 

Agir en gardant l’objectif de libérer la société toute entière de l’exploitation des oppressions donne à nos combats aux côtés des exploité·es et des opprimé·es une autre ampleur de vue, la seule qui permet d’augmenter la lucidité et donc les chances de succès.

  • 1. Lénine
  • 2. K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste. Éd. Sociales, 2023, p. 105.
  • 3. Idem, p. 55.
  • 4. Idem, p. 70.
  • 5. K. Marx, Manuscrits de 1844. Éd Flammarion, 2021. 
  • 6. K. Marx et F. Engels, ibid., p. 78.
  • 7. Idem, p. 76.
  • 8. Idem, p. 67.
  • 9. Lénine, Que faire ? 1905.
  • 10. Lettre du 12 avril 1871 de Marx à Kugelmann 
  • 11. K. Marx et F. Engels, ibid., p. 67.  
  • 12. R. Luxembourg, La crise de la social-démocratie, plus connu sous le nom de Brochure de Junius, 1915.
  • 13. M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence : Essais sur Walter Benjamin. Éd. de l’éclat, 2019.
  • 14. K. Saïto, La nature contre le capital. Éd. Syllepse, 2016.
  • 15. K. Marx, Le Capital Livre I. 1867.