Frans de Waal, spécialiste de l’étude du comportement des animaux, nous invite à un voyage à la rencontre de nombre de ses collègues chercheurs et de la multitude d’espèces qu’ils étudient, de l’éléphant à la guêpe en passant par les dauphins, les pieuvres, les chauves-souris, les corvidés… et les humains. A la découverte, également, de « l’effervescence » qui a bousculé les sciences du comportement au cours des dernières décennies et dont il est, avec ces collègues, un des premiers responsables. « Je vais piocher, parmi une multitude de découvertes, d’espèces et de scientifiques pour transmettre l’effervescence de ces vingt dernières années », écrit-il.Il nous fait ainsi mesurer les combats qu’il leur a fallu mener face aux spécialistes du comportement animal « en place », dont il définit ainsi les conservatismes anthropocentriques : « Avant de nous demander si les animaux possèdent une certaine forme d’intelligence, en particulier une de celles dont nous sommes si fiers, nous devons surmonter une résistance interne pour en envisager simplement la possibilité. D’où la question centrale de ce livre : "Sommes nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?" La réponse brève est : "Non, mais qui l’eût cru ?" Durant la majeure partie du siècle dernier, la science a été excessivement prudente et sceptique face à l’intelligence animale. Prêter aux animaux des émotions et des intentions était à nos yeux une absurdité, relevait de la naïveté populaire. Nous, les scientifiques, nous nous en gardions bien ! »Ces scientifiques étaient alors divisés en deux écoles principales. Pour le béhaviorisme, surtout dominant aux USA et qui considère les animaux « comme des machines qui répondent à des stimuli pour obtenir une récompense ou éviter une punition », tout est une question d’apprentissage. Pour l’autre école, plutôt européenne, les animaux seraient « comme des robots génétiquement pourvus d’instincts utiles », tout est dans les gènes. Ces deux conceptions apparemment radicalement opposées ont cependant en commun de voir les mécanismes comportementaux des animaux comme fixés une fois pour toutes et laissent du même coup à l’espèce humaine le « privilège » d’une intelligence spécifique, seule capable d’avoir une volonté propre, d’anticiper le futur… Frans de Waal y voit les restes plus ou moins inconscients du vieux dualisme religieux, qui s’obstine à chercher, au gré des avancées inexorables des sciences de la vie, où pourrait encore se nicher le « propre de l’Homme »… Prenant le contrepied de cette logique, il place en exergue de son livre cette phrase de Darwin, tirée de La filiation de l’homme (1871) : « Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit des hommes et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré, pas d’espèce ». Et il nomme « cognition évolutive » les conceptions théoriques issues d’une vingtaine d’années de recherche, d’« effervescence » au cours de laquelle lui et ses amis chercheurs ont réussi à imposer une autre vision des choses, dépassant les deux écoles pour placer à leur juste place, complémentaire, le rôle des gènes, « mémoire » de l’évolution, et celui de l’apprentissage, propre à chaque espèce et relevant également, de ce fait, de l’évolution.Le terme « cognition » désigne l’ensemble des processus mentaux se rapportant à la connaissance : mémoire, langage, raisonnement, apprentissage, intelligence, résolution de problèmes, prise de décision… Autant d’objets sur lesquels portent les expérimentations décrites dans le livre et qui valident l’hypothèse selon laquelle la cognition est, comme l’anatomie, le produit de l’évolution de chaque espèce, de son adaptation, pour survivre, aux modifications de sa niche écologique. C’est pourquoi, écrit-il, « la cognition évolutive est une définition parfaite pour notre discipline : seule la théorie de l’évolution peut expliquer simultanément la survie, l’écologie, l’anatomie et la cognition ». Et à ceux qui s’obstinent à rechercher où peut bien encore se nicher « le propre de l’Homme », il répond : « Au lieu de chercher une théorie générale qui couvre toute la cognition sur la planète [ce qui revient à établir une échelle de valeur au sommet de laquelle se trouve notre espèce…], elle [la cognition évolutive] considère chaque espèce comme un cas particulier »… En ces temps où le « relativisme » vis-à-vis des connaissances scientifiques fait des ravages, ce livre constitue un bain vivifiant. On y suit le travail de scientifiques déterminés, armés d’un solide matérialisme évolutionniste, les trésors d’imagination qu’ils déploient pour mener à bien leurs recherches et finir par imposer leurs thèses. Le tout à travers une multitude d’histoires de rencontres entre chercheurs et animaux, « intelligentes », pleines d’empathie et d’humour.
Par Daniel Minvielle