L’épidémie fonctionne partout comme un accélérateur et un amplificateur des dysfonctionnements de la société capitaliste. Objet d’indifférence et de mépris, le monde de l’Université fait partie des grands sacrifiés de l’ère du Covid-19. Aucun moyen supplémentaire n’a été alloué à l’Université pour faire face à la crise sanitaire. Pire : alors que l’on subit l’un des systèmes les plus inégalitaires d’Europe (où la puissance publique investit trois fois plus par étudiantE en classe préparatoire que par étudiantE à l’université, et où le taux de reproduction des élites est effarant dans les grandes écoles), ces inégalités ont encore été renforcées par des choix qui n’obéissent que très peu aux critères sanitaires, en autorisant les élèves des classes préparatoires à poursuivre leur scolarité, et en fermant les universités dès le mois de mars 2020 jusqu’à la fin de l’année universitaire, et depuis la fin du mois d’octobre sine die.
#Étudiantsfantômes : entre isolement et action collective
Les étudiantEs, délaissés et voués à l’isolement, la détresse et la précarité, sont souvent la cible de discours d’infantilisation ou de criminalisation. À l’issue du premier confinement, 84 % de jeunes se déclarent en situation de décrochage et 23 % ont eu des pensées suicidaires (enquête de la FAGE effectuée par IPSOS). OubliéEs derrière leurs écrans d’ordinateur, ils et elles commencent à transformer leur mise à distance technique en un moyen de revendication et de critique sociale. Les témoignages, les récits individuels et les messages ironiques vont s’agréger progressivement via le hashtag #étudiantsfantômes où l’articulation entre le « je » et le « nous » peut favoriser l’émergence d’une « mobilisation de clavier ».
Le mouvement s’est déplacé rapidement dans l’espace public en obligeant le président de la République et la ministre de l’ESR à prononcer des balbutiements en urgence autour des possibilités de reprise des cours en présentiel et des aides alimentaires qui révèlent l’ampleur de la situation sociale d’étudiantEs bien souvent privés de leurs emplois « alimentaires ». Les associations étudiantes n’avaient pas attendu l’aumône de l’État pour organiser, ces derniers mois, de véritables ravitaillements de fortune, en témoignent les files devant des RU fermés, où se distribuaient des colis alimentaires. Malgré la bonne volonté des équipes pédagogiques et administratives, la situation reste compliquée à cause d’une pénurie de moyens et d’effectifs qui seraient nécessaires pour organiser un retour des étudiantEs sur les campus tout en garantissant une sécurité sanitaire pour touTEs : assurer le droit à l’éducation sans nier le droit à la santé.
Enseignement à distance et reproduction sociale
Depuis le premier confinement, les jeunes sont les cobayes de programmes improvisés de didactique à distance, puisqu’il serait inexact de parler de « pédagogie ». Il s’agit en effet moins d’un enseignement à distance que d’une série de protocoles d’urgence appliqués dans l’improvisation, sans formation ni retour d’expérience. Étalés sur une longue période, les cours en ligne comportent un risque important de décrochage et de perte de sens touchant à la fois les enseignantEs et les étudiantEs. Tout en alimentant en données et trafic les géants de l’internet, les plateformes comme Teams (Microsoft) ou Zoom accentuent les processus d’individualisation sociale et de marchandisation du savoir scientifique. En l’absence de signaux d’attention, compréhension, intérêt, l’enseignantE se livre à un exercice solitaire de prise de parole tout en recherchant de nouvelles formes d’interaction qui se construisent à « l’intersection d’une double médiation », technique et sociale.
Si la co-présence des étudiantEs dans un même lieu d’études rétablit une forme d’égalité dans le contexte de l’apprentissage universitaire, le cloisonnement dans les murs domestiques accentue les dynamiques de la reproduction sociale. Les possibilités de bénéficier de l’apprentissage à distance, de profiter de ses avantages et de s’y épanouir dépendent donc de la distribution, toujours asymétrique, de différents types de capitaux, économique, symbolique et culturel. À cela s’ajoutent la fatigue, les effets négatifs sur la concentration ainsi que la reconfiguration voire l’affaiblissement du lien pédagogique et de la dimension collective de l’apprentissage. Les commentaires et les échanges entre pairs qui se produisent à l’intérieur et à l’extérieur de l’Université sont indispensables pour l’appropriation et l’élaboration des savoirs. Ils permettent de transformer l’ensemble des concepts transmis dans le cadre des différents enseignements en connaissances utiles pour interpréter le monde social et se doter des moyens pour le changer.
Pour une technique émancipatrice
Sans vouloir assumer une posture passéiste vis-à-vis de l’intégration des nouvelles technologies dans l’enseignement supérieur, il est important de souligner que celles-ci ne sont pas substitutives de la pédagogie en présentiel. Les usages des dispositifs numériques s’inscrivent dans des pratiques sociales préexistantes et dans des rapports de force. En empruntant les modes de production et de distribution à l’industrie culturelle, la formation à distance, conçue en contexte néolibéral, pourrait menacer les missions de service public de l’ESR. L’intégration du numérique constitue en ce sens un enjeu politique : ce processus doit pouvoir s’articuler aux principes de coopération et d’émancipation de la science qui, par définition, sont étrangers aux logiques de rentabilité et mise en concurrence de l’offre.