Vainqueur lors de chaque scrutin depuis les législatives de novembre 2015, Erdogan a essuyé un sérieux revers lors des municipales du 31 mars 2019. Si le total des voix obtenus par l’Alliance AKP-MHP (ultranationaliste) constitue toujours plus de 50 % des suffrages et impose d’être prudent quant aux déclarations hâtives concernant « la fin de l’AKP », il semble bien que cette dernière souffre d’une perte de crédibilité au niveau d’une partie de son électorat et que son obstination à ne pas reconnaître sa défaite à Istanbul ne contribue pas à inverser cette tendance.
Un net recul pour Erdogan
Le parti d’Erdogan, malgré la mobilisation de tous les moyens dont l’État disposait, accompagnée d’un discours belliqueux centré sur la « survie de la nation » qui serait menacée par l’opposition, a en effet perdu, lors de ce scrutin, 15 villes. Huit d’entre elles ont été récupérées par le CHP (principal parti d’opposition, républicain-nationaliste lié à l’Internationale socialiste). Parmi celles-ci, les deux plus importantes villes du pays, Istanbul et Ankara, qui étaient administrées par l’AKP depuis 25 ans. Les ressources financières considérables créées par ces municipalités ont permis au capital islamiste de se développer, sur lequel l’AKP s’est appuyé tout au long de son règne, tout en contribuant à son enrichissement. Pour expliquer l’ampleur de ce que l’AKP perd avec Istanbul, en dehors de sa signification symbolique, on peut par exemple indiquer que le budget annuel de la municipalité pour 2019 s’élève à 6 milliards d’euros.
C’est le MHP qui a récupéré les sept autres villes perdues par l’AKP. En effet, l’alliance entre les deux partis n’était valable que dans certaines villes, alors que dans d’autres ils se concurrençaient. Un transfert de voix des déçus de l’AKP vers son allié, le MHP, avait déjà été observé auparavant, mais ce scrutin permet de constater que cette tendance se renforce. Si le tournant nationaliste opéré par Erdogan vers 2015 a été fécond dans un premier temps, il semblerait que l’affinité idéologique a favorisé un mouvement inverse dans une période de perte de légitimité de l’AKP due principalement aux conditions de récession dans laquelle le pays s’enfonce et dont les douloureuses conséquences se font sentir par une baisse alarmante du pouvoir d’achat.
Toutefois, rien ne permet de dire que c’est la réaction à la crise économique qui a joué dans la victoire du CHP. Si un petit pourcentage de l’électorat de l’AKP, probablement parmi les couches urbaines les plus pauvres, n’a pas ressenti le besoin de se déplacer, comme le montre la baisse de la participation aux élections (qui reste quand même au niveau de 84 % contre 86 % en 2018), c’est principalement l’alliance forgée par l’opposition qui a favorisé les victoires remportées à Ankara et Istanbul. Celle-ci comprenait principalement le CHP et le IYI Parti qui résulte d’une scission séculaire du MHP. Mais elle a aussi été soutenue par le HDP, parti réformiste de gauche issu du mouvement kurde, qui n’a pas présenté de candidat dans la plupart des métropoles de l’ouest et a appelé à voter pour ceux du bloc de l’opposition.
Le régime contre-attaque
Dès le lendemain des élections, l’AKP a multiplié les recours, principalement à Istanbul mais aussi dans d’autres municipalités. Notons au passage que les recours déposés par le HDP n’ont pas été acceptés. Les recours de l’AKP concernaient principalement les votes comptabilisés comme nuls. Le recomptage des votes, qui a duré deux semaines, a été accompagné d’une campagne initiée par certains secteurs de l’AKP annonçant qu’il serait question de fraude et de « coup d’État électoral » de la part de l’opposition. Les urnes et la « volonté nationale » constituant la principale source de légitimité d’Erdogan, ce dernier était probablement conscient qu’il était risqué de ne pas concéder la victoire. Mais après avoir gardé le silence pendant plusieurs jours, il a consenti à adhérer à la thèse de la fraude. Finalement, l’écart entre les deux candidats pour Istanbul (48,8 % pour Imamoglu du CHP et 48,5 % pour Yildirim, ex-Premier ministre de l’AKP) s’est réduit à 13 000 voix, mais le Haut conseil électoral a été obligé d’annoncer officiellement la victoire d’Imamoglu. L’AKP cependant, jouant son dernier atout, a déposé un recours pour l’annulation des élections d’Istanbul, obtenant gain de cause le 6 mai.
Dans le même temps Erdogan adoptait un discours conciliateur en appelant à une « alliance de la Turquie » visant à « refroidir le fer chaud » et apaiser les tensions et divergences. Ce tournant, dénué en réalité de tout contenu concret, a suffi à provoquer la réaction de Devlet Bahceli, Président du MHP. Conscient du fait qu’une rupture du bloc AKP-MHP ferait perdre à Erdogan sa position majoritaire et que le chef de l’État ne pourra se permettre un tel divorce, le leader de l’extrême droite traditionnelle a ainsi misé sur la surenchère au nationalisme, ce qui jusqu’à maintenant lui a été bénéfique : « Le CHP est le quartier général des ennemis de la Turquie. Si l’Alliance du peuple [AKP-MHP] ne continue pas, le PKK, les gülenistes, les adeptes de Gezi et de Soros vont se renforcer à travers les administrations municipales pour étrangler la Turquie. Le renouvellement des élections à Istanbul est une question de survie nationale ».
Le lendemain Kemal Kilicdaroglu, leader du CHP, échappait de peu à une tentative de lynchage préméditée lors des funérailles d’un soldat tué dans un affrontement avec des militants du PKK. La maison où il s’est réfugié après avoir reçu des coups de poing a été encerclée par la foule : « Brûlez-la » hurlaient certains des assaillants. Le discours de haine tenu par Erdogan et Bahceli et la criminalisation de l’opposition identifiée au terrorisme s’est ainsi traduite ainsi en acte concret.
Le mouvement kurde
Le parti le plus ciblé par cette criminalisation a bien entendu été le HDP kurde, dont les voix ont été décisives dans les victoires à Istanbul et Ankara. À l’Est, malgré la répression, le HDP a réussi à reprendre six des dix villes qui avaient été mises sous tutelle de l’État, avec destitution des maires, remplacés par des gouverneurs pro-AKP. Cependant, dans trois villes, c’est l’AKP qui l’a emporté. Bien entendu, la répression, les déplacements forcés de populations durant les combats de 2015-2016 et une présence massive de personnel militaire expliquent en grande partie ces résultats. Selon Selahattin Demirtas, ex-leader du parti, en prison depuis plus de deux ans, « l’AKP a aussi pu tirer avantage des erreurs du HDP dans certaines localités. Le HDP possède théoriquement le meilleur modèle d’administration municipale mais il n’a pas encore pu montrer la même performance dans le pratique ». D’autre part, les candidats de l’AKP ont repris six municipalités de districts après un recours, sous prétexte que les candidats (HDP) sortant avaient été exclus de la fonction publique dans le cadre de l’état d’urgence alors que cela n’avait constitué aucun problème lors des candidatures. De même, le parti au pouvoir a déposé un recours pour l’annulation des votes de tous les limogés par décrets (130 000 environ), ce que le Haut conseil électoral a refusé. Signalons en outre que les grèves de la faim poursuivies dans les prisons par 7 000 militantEs kurdes, dont des députés HDP, pour lever l’isolement de Oçalan, en sont pour certains à plus de 170 jours et que 8 militantEs se sont suicidés jusqu’à maintenant pour la même raison…
La gauche radicale quant à elle, qui ne constitue pas une force politique capable d’intervenir sur quoi que ce soit, et ne montre aucune volonté pour un quelconque cadre unitaire, s’est contentée dans sa grande majorité de soutenir l’opposition sans aucun programme indépendant. La position du HDP en faveur de l’opposition a servi de justification à cette passivité.
Le Haut conseil électoral ne s’est toujours pas prononcé, jusqu’à ce jour, concernant l’annulation des élections d’Istanbul. L’acharnement de leur parti pour ne pas reconnaître les résultats provoque la réaction d’une certaine partie de la base de l’AKP. Quoi qu’il en soit, ces victoires relatives ont défait le sentiment que l’AKP était invincible. L’opposition, toute tendance confondue, et malgré des divergences fondamentales, retrouve aujourd’hui le moral, la force et la détermination pour continuer à combattre ce régime corrompu et dictatorial. Ce qui est capital, car les combats à venir risquent d’être rudes.
Uraz Aydin