Publié le Dimanche 11 septembre 2022 à 19h00.

Explosion du coup de la vie, brutalité gouvernementale au Royaume-Uni

L’explosion du coût de la vie et, désormais, la démesure de l’augmentation des coûts de l’énergie, entraînent les classes populaires et maintenant de larges secteurs des classes moyennes du Royaume-Uni dans une quatrième crise d’une gravité exceptionnelle.

Les années 2010 ont été marquées par une politique « austéritaire » (de dépenses fiscales pro-riches massives) d’une brutalité extrême. La confusion du Brexit et la sortie de l’UE conduite par la droite, ont saturé le champ politique pendant près de cinq années (nombre de questions n’étant toujours pas résolues) et leur grondement n’a été recouvert que par une catastrophe sanitaire et sociale qui s’est soldée par plus de 200 000 décès, des services de santé à l’agonie et des inégalités toujours plus grandes. L’été et l’automne 2022 auront vu la coïncidence entre d’une part une sécheresse causant jusqu’à l’assèchement de la source de la Tamise et des températures à Londres plus élevées qu’au Qatar à la même période et, d’autre part, un assèchement général des revenus de la majorité de la population, maintenant mise purement et simplement en danger face à l’augmentation de £ 129 milliards (à £ 193 milliards)1 de la facture globale d’énergie : manger ou se chauffer, il faut désormais choisir. À moins que cela ne soit ni l’un ni l’autre.

Une crise brutale

Chacune de ces séquences se superpose et aggrave les autres, socialement, psychiquement, dans une situation générale d’effondrement accéléré, quasiment sans compensation ni correctif, même illusoire. Le Royaume-Uni voit arriver une rehausse de 80 % du plafond des tarifs de l’énergie après une première hausse de 54 % en avril dernier, et avant une prochaine, du même ordre, attendue en janvier 2023, le tout dans un contexte d’accroissement rapide du coût de la vie, en général. Cette crise est d’une brutalité pire encore, peut-être, que les précédentes pour deux raisons au moins : du fait de son apparence à la fois soudaine et effrénée dans un environnement social de plus en plus précaire, et de l’absence d’annonce claire de toute réponse gouvernementale (ne serait-ce que comparable aux mesures adoptées dans l’urgence pour le maintien de l’emploi face à la pandémie) au prétexte d’une suspension politique qu’imposerait la campagne pour la succession de Johnson.

Cependant, à y regarder d’un peu plus près (ce que ne font bon nombre de commentaires), il ne fait et ne doit faire aucun doute que cette brutalité est elle-même à la mesure de la violence de l’agression de classe en cours dans les conditions cumulées de l’après-Covid, de la guerre en Ukraine et de la crise climatique, notamment.

On pense à l’aubaine miraculeuse de la crise énergétique pour les cinq grandes entreprises pétrolières opérant au Royaume-Uni et qui avaient déjà amassé £ 50 milliards en quelques semaines seulement entre avril et juin de cette année. Mais il ne s’agit que d’un exemple dans une phase d’accaparement capitaliste post-covid, tous azimuts, caractérisée par l’augmentation moyenne de 29 % des revenus de l’élite patronale entre 2020 et 2021, de (en moyenne) £ 2,01 millions à £ 2,59 millions, et par la hausse moyenne de 73 % des bénéfices des principales entreprises ­britanniques par rapport à 2019.

Les Conservateurs à l’offensive

Dans ce contexte et sur les questions urgentes du moment, le gouvernement, quant à lui, est tout sauf inactif et la collaboration totale, quelles que soient les manœuvres dilatoires permises par les simagrées rituels autour de succession de Johnson. Trois exemples suffisent : en juillet, en réponse directe aux mobilisations syndicales en cours, les Conservateurs ont adopté une loi levant les restrictions sur l’embauche de demandeurs d’emploi pour remplacer les grévistes2, au strict détriment du droit de grève et de la sécurité des travailleuses et travailleurs comme de celle des usagerEs des services concernés ; Liz Truss, désignée, lundi 5 septembre, pour prendre la succession de Boris Johnson, a d’ores et déjà fait savoir qu’elle entendait imposer des restrictions supplémentaires à un droit de grève pourtant déjà soumis à un régime de contraintes particulièrement dissuasives depuis quarante ans, et Truss a également promis une nouvelle vague de réductions d’impôts qui favorisera les plus riches et accentuera la paupérisation du secteur public ; enfin (et corollairement), le gouvernement prépare la mise à sac des garanties existantes en cas de licenciement des salariéEs de ses propres administrations, projet qui intervient tout juste à la suite de l’annonce de la suppression de 91 000 emplois dans ces mêmes services sur les trois prochaines années. À ces terribles perspectives s’ajoute la proposition d’une hausse de salaire de 2 %, en d’autres termes, d’une baisse de 9 %. On voit mal comment les membres du syndicat des services publics PCS, qui organise majoritairement le secteur, ne se prononceraient pas elles et eux aussi pour la grève (mise au vote à partir du 26 septembre et pour les six semaines suivantes, et dans la recherche de ­convergences interprofessionnelles3).

Du côté de la gauche

Les récentes élections législatives en France ont porté au Parlement un certain nombre d’éluEs de gauche à l’issue d’une séquence politique dominée par la question électorale, entre normalisation et diversification même de l’extrême droite, effondrement ultimes des partis dits « d’alternance », et résurgence programmatique et électorale d’une gauche reconnaissable comme telle. Celle-ci n’a toutefois pas encore été mise au test de luttes d’ampleur. La Grande-Bretagne présente une image inversée du moment qui est le nôtre ici : une importante dynamique de luttes syndicales et sociales — pour rien moins que la survie, dans nombre de cas — mais dépourvue de tout relai parlementaire effectif4, et même exposée à l’hostilité parfois déclarée des représentants de l’opposition parlementaire travailliste, à commencer par Keir Starmer lui-même, le remplaçant de Corbyn, qui s’est empressé d’interdire aux membres de l’équipe gouvernementale de se montrer sur les piquets de grève.

Résultat : on ne voit ni n’entend personne dans le champ politique institutionnel relayer la revendication aujourd’hui nettement majoritaire en faveur des renationalisations des secteurs de l’énergie et de l’eau, pour commencer. Si de telles aspirations étaient déjà largement partagées de longue date, les circonstances récentes leur ont conféré un degré d’évidence et d’urgence supplémentaire. Fin août, une enquête d’opinion montrait que près de la moitié (47 %) de l’électorat conservateur lui-même était désormais favorable à la renationalisation du secteur de l’énergie (27 % de ce même électorat se disant « indécis » sur la question). Ils et elles représentent jusqu’à 53 % des électrices et électeurs conservateurs des législatives de 2019. Plus généralement, c’est 66 % de la population qui souhaite la renationalisation du secteur. Ce chiffre est à peu près le même pour le rail, les services de bus, les services postaux, et du secteur de l’eau et de l’assainissement. Et lorsqu’il s’agit du service de santé national (NHS), le chiffre atteint les 78 %5.

« Enough is enough »

Les programmes de la gauche travailliste sous Corbyn, en 2017 et 2019, portaient ces priorités tout en montrant que la « nationalisation », à travers des formes, des échelles et des géographies diverses de propriétés publiques, ne se résumait en rien à une restauration du bureaucratisme étatiste d’après-guerre. Keir Starmer, après s’être faire élire sur la promesse de continuer de défendre ces engagements, entre autres, a tourné casaque avec un cynisme propre à faire passer Boris Johnson pour un homme intègre. Quoi qu’il en soit, un point positif majeur est d’ores et déjà à retenir : le vote en faveur du Brexit s’était cristallisé autour de la revendication d’une « reprise de contrôle ». Sa captation médiatique et politique droitière en fit le slogan d’un nationalisme xénophobe et raciste amplement cultivé et agité par les élites politiques de tous bords (à commencer par la droite travailliste elle-même, en particulier à partir de la fin des années 2000). Les enjeux vitaux du moment resituent toute la justesse latente de ce souhait de « reprendre le contrôle » après des décennies de dépossession, d’accumulation primitive et de paradisation fiscale à échelle industrielle. Il n’aura dès lors pas fallu si longtemps pour refaire entendre, clairement et distinctement, la langue et les priorités d’un combat de classe tel que les portent, par exemple, les dirigeants des syndicats RMT ou CWU, des éluEs de la gauche travaillistes, et bien d’autres encore, à travers la campagne « Enough is enough ».

  • 1. 1 million de £ = environ 1 160 000 euros.
  • 2. « Conduct of Employment Agencies and Employment Businesses Regulations 2022 ».
  • 3. Mark Serwotka, secrétaire général du PCS, le 15 juillet 2022 : https ://m.facebook.com/PcsUnion/videos/its-time-to-say-we-have- reached-the-last-resort-and-we-need-to-take-strike-actio/842358793411088/
  • 4. Sans bien sûr sous-estimer ces exceptions notoires que sont Zara Sultana, Beth Winter, John Trickett, Andy Burgon, Jeremy Corbyn et quelques rares autres, figures courageuses de la gauche britannique dont la rareté tend à confirmer la règle.
  • 5. https://www.survation.co…