Suite à l’échec du gouvernement d’Antonis Samaras de faire élire à la présidence de la Grèce son candidat Stavros Dimas – qui était aussi le favori de la Troïka –, des élections législatives auront lieu ce 25 janvier.
Les sondages donnent actuellement la coalition Syriza en tête, ce qui a entraîné ces dernières semaines de multiples pressions de la part des autres pays et de l’Union européenne afin d’éviter une défaite électorale de la coalition austéritaire qui dirige actuellement le pays.
La semaine dernière, nous avons ouvert nos colonnes à Antonis Davanellos, membre de la Plateforme de gauche de Syriza. Cette semaine, notre dossier permet de revenir sur la situation sociale et politique de la Grèce à la veille d’échéances importantes.
Dossier réalisé par Tassos Anastassiadis, Emil Ansker, Andreas Sartzekis et Henri Wilno
Rompre avec la tutelle de l’Union européenne
L’austérité en Grèce n’a pas commencé avec la crise mais elle s’est accentuée depuis, alors que le pays était mis sous tutelle...
Dès les années 90, d’abord pour satisfaire aux exigences de l’entrée dans l’euro, puis ensuite pour satisfaire aux injonctions de Bruxelles est mise en œuvre une politique de réduction des dépenses publiques par le Pasok (Parti socialiste). Cette politique est poursuivie et accentuée par la droite de retour au pouvoir en 2004.
Les réformes néolibérales n’améliorent en rien l’efficacité de l’État grec et ne réduisent pas la corruption qui accompagne tous les grands contrats. D’ailleurs qui dit corruption dit corrupteurs et ceux-ci se trouvent du côté des entreprises des grands pays de l’Union européenne. Allemandes comme Siemens qui a déversé plus d’un milliard d’euros de pots-de-vin pour obtenir des marchés, mais aussi françaises, notamment du côté des ventes d’armes, avec Dassault qui a aussi « arrosé » les décideurs grecs.
La faillite des « socialistes »
Les premiers effets de la crise sont particulièrement ressentis en Grèce (les taux d’intérêt des emprunts sur les marchés financiers s’accroissent) tandis que l’euro s’est transformé en carcan (d’autant que sa valeur monte par rapport au dollar), cela au détriment de nombreuses branches économiques grecques (certains capitalistes grecs délocalisent vers les pays voisins à bas salaires). Le déficit commercial est structurel (il est accru par d’importantes importations de matériel militaire). La dette extérieure grecque progresse.
Les élections de 2009 voient le retour du Pasok dirigé par Geórgios Papandréou et promettant de rompre avec la « dictature des marchés ». La baudruche va vite se dégonfler : ni les créanciers de la Grèce ni l’Union européenne ne sont prêts à admettre des écarts. Et, à partir de 2010, Papandréou va céder sans combattre. Il basculer dans l’austérité et négocie une « aide » avec le FMI et l’Union européenne sans jamais envisager une alternative pour faire pression sur ses « partenaires » (un moratoire sur le paiement de la dette par exemple, alors que les banques allemandes et françaises y avaient beaucoup à perdre).
Un pays sous tutelle
Cette « aide » a pour contrepartie une rigueur renforcée, des privatisations et des exigences de baisse des salaires, des retraites et des allocations chômage, ainsi que de réforme du code du travail au détriment des salariéEs. La réforme fiscale frappe petits et moyens revenus mais épargne l’essentiel des privilèges de l’Église et des armateurs. Les 2 500 détenteurs de comptes bancaires en Suisse figurant sur une liste remise aux autorités grecques ne font pas l’objet d’investigations.
Pour surveiller la mise en œuvre des mesures exigées de la Grèce est mise en place la « troïka » (FMI, Banque centrale européenne, Commission européenne). En novembre 2011, face à la montée tensions sociales (grève générale, révolte populaire lors de la fête nationale), Papandréou tente une manœuvre en annonçant un référendum. Merkel et Sarkozy lui font comprendre que c’est hors de question : il plie bagage et est remplacé par un homme de Goldman Sachs...
En juin 2012, le parti de droite (la Nouvelle Démocratie) dirigé par Samaras réussit de justesse à surclasser Syriza (qui avait fortement progressé). Il gouverne depuis en coalition avec un Pasok très en recul.
Syriza aux portes du pouvoir ?
Syriza peut gagner les élections du 25 janvier. Le parti met en avant un « Plan national de reconstruction » en quatre piliers parmi lesquels la rupture avec l’austérité et le retour sur certains reculs sociaux (avec notamment une hausse du salaire minimum). L’application de ce programme signifierait un allègement des souffrances des classes populaires grecques.
Mais il est douteux qu’un gouvernement qui irait effectivement dans cette direction, bénéficie de la bienveillance du grand capital grec, de la finance internationale et de l’Union européenne... Quels moyens se donnerait Syriza pour briser ces résistances, alors que n’est pas évoquée la socialisation des banques et que la dette doit faire l’objet d’une négociation ? La direction de Syriza cherchera-t-elle un consensus national et européen (comme le laissent entendre certaines déclarations) ou bien voudra-t-elle s’appuyer sur la mobilisation sociale ? C’est bien cela qui sera décisif en dernière instance car une victoire électorale en elle-même ne garantit rien.
Pour un bon résumé de l’évolution de la Grèce des années 50 à la crise actuelle : La Grèce et les Balkans, tome III, Olivier Delorme, Folio histoire, 2013, 10,90 euros
Des pouvoirs austéritaires au service de la bourgeoisie grecque
Après la chute de la dictature en 1974, la bourgeoisie grecque a voulu se mettre à l’abri de mobilisations de masse qui auraient pu prolonger la lutte contre la junte en bataille pour un pouvoir populaire. D’où son empressement à ne pas trop remettre en cause les structures des années sombres 1967-74, comme les corps répressifs très violents...
En cela, elle avait le soutien d’un côté de la bourgeoisie européenne, française en particulier, mais aussi du KKE (Parti communiste) qui souhaitait conforter son influence au sein de structures de la démocratie bourgeoise. Face à une extrême gauche forte mais très dispersée est apparue une force social-démocrate : le Pasok, autour de son chef Andreas Papandreou, ami de Mitterrand avec un projet identique, qui triomphera aussi en 1981.
Ce rappel historique pour montrer à la fois les évolutions du socialisme vers le social-libéralisme, mais aussi la nature ouvertement répressive de l’État grec, avec en prime une spécificité : la gouvernance bourgeoise transmise de père en fils et en filles autour de quelques familles, à droite les Karamanlis, Mitsotakis, et Samaras, et à gauche les Papandreou. Tout cela dans un bipartisme peu troublé jusqu’en 2011 (en 1989, gouvernement droite et Synaspismos) permettant que se conforte le capitalisme grec, en particulier sa flotte commerciale (première flotte mondiale) et les banques.
Des gouvernements de combat
La crise de 2010 — Giorgos Papandreou élu en 2009 sur un programme « social » demande « l’aide » de la troïka (45 milliards) — perturbe le cadre en l’exacerbant. De social-libéral, le Pasok devient carrément libéral, et d’ailleurs plusieurs députés se présentent aujourd’hui sur les listes de la droite !
L’un des enjeux des actuelles élections est de tenter de faire croire à la possibilité d’un « centre » face au danger d’une victoire à gauche. On y trouve le Pasok, qui ose dénoncer la droite... avec qui pourtant il gouverne. Papandreou a, lui, créé son parti en se jouant victime du système quand en octobre 2011, la troïka lui aurait refusé l’organisation d’un référendum, en réalité une manœuvre rejetée illico par toute la gauche grecque qui voulait des législatives.
Une scission droitière de Syriza, Dimar, qui a participé au gouvernement de Samaras, en est aussi, sans oublier une sorte de Beppe Grillo à la grecque, le Potami, lancé par un journaliste qui recycle de soi-disant repentis... Hormis leurs projets boutiquiers, un des buts est d’enlever à Syriza des voix d’anciens électeurs du Pasok.
Au pouvoir depuis juin 2012, Samaras a choisi l’affrontement central avec le mouvement ouvrier. Ce faisant, il a laissé se développer les nazis d’Aube dorée, mais a aussi renforcé la droite extrême dans son parti. Ce choix est aujourd’hui contesté, et la droite « libérale »se prépare pour une éventuelle relève.
Mais le plus important est la suite : malgré les cris d’orfraie, la bourgeoisie grecque, qui connaît fort bien le réformisme de l’ancien Synaspismos (à l’origine de Syriza), se prépare à « gérer » un éventuel gouvernement Syriza, et ce dimanche, son journal phare (du grand groupe de presse DOL), envisage même comme une occasion historique la venue au pouvoir de Syriza... À suivre.
Bilan d’une catastrophe
Des chiffres peuvent résumer une situation catastrophique à tous les niveaux, y compris celui de la légalité !
En 2010, le prétendu « problème » était la dette publique, dont la taille « terrible », autour de 140 % du PIB grec, exigeait un « programme » spécial. Elle a même été « effacée » de moitié début 2012. Résultat : elle est aujourd’hui autour de 175 % ! Cette grande réussite suffit donc à comprendre que la dette n’avait rien à voir avec le programme de la bourgeoisie appliqué en Grèce (et ailleurs...).
« La saignée a presque tué le malade » dit le mensuel Alternatives économiques. Illustrons cela en comparant des chiffres sur six ans :
— Baisse du PIB annuel d’environ 25 %, des investissements de 60 %, de la productivité de presque 10 %, de la construction de 84 %, des salaires autour de 40 % et des retraites autour de 45 %
— Triplement du chômage (chiffre des inscritEs), qui dépasse les 25 %, autour de 60 % pour les jeunes
— Baisse de l’indemnité chômage de 22 % (à 300 euros) et du nombre de chômeurs qui ont droit à cette indemnité (seulement 10 %)
Mais ces chiffres ne disent pas tout. Ainsi n’entrent pas dans la catégorie « chômeurs » les travailleurs censés être « auto-employés ». Et à ceux-ci, il faudrait ajouter aussi des « professions libérales » (ingénieurs, architectes, pigistes, médecins), surtout jeunes, qui sont sans activité… Si on ajoute à cela toutes celles et ceux qui ont été forcés de quitter le travail actif, on peut estimer que la moitié de la population est de fait au chômage…
En outre, près de la moitié de la population (4 millions) se trouve en état de pauvreté ou d’exclusion. 20 % des enfants ne sont plus vaccinés, la mortalité infantile a bondi de 50 % (idem pour le SIDA et autres maladies connues), le taux de dépression a quadruplé (dépassant les 12 %), avec plus de 2 suicides par jour !
« État de droit » ?
Un rapport récent de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme considère tout ceci comme une atteinte aux « droits humains » fondamentaux : droit au logement, à l’éducation, au travail, accès à la santé, mais aussi « abus de pouvoir et usage excessif et inutile de la force dans la répression ». La FIDH voit juste, mais la chose va beaucoup plus loin...
Car tout d’abord, le soi-disant « état de droit » a été bafoué dès le départ, avec des « mémorandums », qui contrevenaient même formellement à la Constitution grecque, mais aussi aux textes européens. Mais beaucoup plus important, c’est la destruction de tout le code du travail et de toute protection du travail qui a été mise en œuvre : ainsi, les conventions de travail ont été bafouées puis supprimées, l’inspection du travail réduite et affaiblie et les droits syndicaux aussi. Il est hautement significatif que les 2/3 des travailleurs du privé ne sont plus payés à temps. La plupart touchent seulement une partie de leur salaire avec des mois de retard et certains ne seront pas payés…
Avec son « cannibalisme généralisé », la banalisation de cet État de non-droit est le vrai but, largement réussi d’ailleurs, du programme européen...
Des nettoyeuses aux fonctionnaires, une société qui lutte
La lutte des nettoyeuses de la Place Syntagma caractérise bien la période : après deux ans de luttes politiques et syndicales centrales, se sont développées une myriade de luttes sectorielles et locales. De loin le mouvement de résistance semble en recul, mais de près, chaque jour, des gens combatifs et des mobilisations sur plusieurs fronts !
Parmi les luttes les plus impressionnantes, celle contre la fermeture de la radio TV publique, avec reprise autogestionnaire par les travailleurEs de radio, surtout en province. Cette lutte dure depuis 20 mois, avec un programme de qualité émis par le personnel non payé, selon l’acquis d’autres expérience d’autogestion (Viome).
Citons aussi la lutte des travailleurs de Coca-Cola contre sa délocalisation, avec appel au boycott.
Dans la fonction publique, la mobilisation contre la prétendue « évaluation » est très impressionnante, une procédure avec laquelle obligatoirement 15 % du personnel devait être mal noté... et ainsi licencié. Après les mobilisations de l’année dernière, le mouvement est passé cet été à une désobéissance de masse. Malgré les tribunaux et les menaces, il a réussi à annuler de facto cette procédure et à empêcher le licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires en fin de l’année.
18 mois de mobilisation
En septembre 2013, dans toute la Grèce, 595 femmes de ménage du ministère de l’Économie et d’autres administrations publiques apprenaient leur mise en disponibilité, premier acte de leur licenciement programmé. Leur lutte a depuis un caractère exemplaire dans les résistances à l’austérité et se trouve face à d’importantes échéances. Depuis 18 mois, les femmes de ménage ont donc été de toutes les actions, harcelant le gouvernement par des actions improvisées, campant en permanence devant l’entrée du ministère de l’Économie malgré les attaques de la police, mais avec une solidarité constante.
« De nombreuses personnes nous ont apporté de la nourriture, de l’argent. Nous avons organisé un grand concert l’été dernier », rappelle l’une d’entre elles, Lili Giannaki. Politiquement, « nous avons toujours été soutenues par les tendances syndicales proches de Syriza, du KKE et d’Antarsya, jamais bien sûr par celles des partis gouvernementaux ». Des syndicalistes d’Espagne, de France, d’Allemagne ont aussi manifesté leur solidarité devant le campement.
Ces travailleuses ont contesté leur licenciement devant les tribunaux qui leur ont donné raison, mais le gouvernement a fait appel. Une décision définitive devrait être rendue ce 25 février. C’est sans illusions de ce côté-là qu’elles poursuivent leur mouvement. Le nombre de femmes de ménage encore concernées serait de 270 à 300. « Certaines ont pris leur retraite, d’autres ont bénéficié d’exemptions... »
Quant à une possible victoire de Syriza aux élections, « Nous l’espérons, Syriza s’est engagée à réembaucher les fonctionnaires licenciés. Mais il ne s’agit pas simplement de nous, c’est l’ensemble du peuple qui attend une solution »...
L’extrême gauche, acteur déterminant des mobilisations
Après ses résultats de 2009 (4,6 % aux législatives, 4,7 % aux européennes), Syriza était au bord de l’explosion, et sa progression fulgurante en 2012 (16,9 % en mai et 26,6 % en juin), produit d’un virage massif des anciens électeurs du Pasok, ne s’est pas accompagnée d’un renforcement équivalent sur le terrain...
Dans les luttes, la force politique principale reste le KKE, et la coalition de gauche anticapitaliste Antarsya est souvent très en pointe. La place de ces deux forces est déterminante : peut-être pour les élections, surtout pour les indispensables mobilisations.
Le KKE est un parti stalinien ancré sur une ligne sectaire et divisionniste n’excluant pas les opportunismes, comme sa participation au gouvernement en 1989 avec la droite, au côté de futurs cadres de Syriza (à l’époque Synaspismos).
Si la crise qui en a résulté se mesure aux résultats électoraux (1989 13,1 %, 1993 4,5 %, mai 2012 8,5 %, juin 2012 4,5 %), ce parti a néanmoins réussi à reconstituer une jeunesse et à organiser des milliers de militantEs, combatifs mais suivistes sur une ligne sans nuances, accusant Syriza de vouloir gérer le système exactement comme la droite...
Son appel aux luttes (à part) dissimule mal son seul objectif : renforcer le KKE. Néanmoins, un malaise existe en son sein depuis le dernier congrès, et malgré les difficultés actuelles de travail commun, défendre vis-à-vis d’eux un appel à l’unité dans les luttes est indispensable, aujourd’hui et encore plus demain.
Unité sociale et politique...
Au-delà des partis réformistes KKE ou Syriza, une frange croissante de militants radicaux et à divers degrés anticapitalistes, dispersés dans beaucoup d’organisations – politiques, associatives, écologiques, plus ou moins locales... – pèse socialement dans les luttes. La création d’Antarsya correspond au projet de rassembler politiquement l’anticapitalisme social réel dans un front permanent d’organisations.
L’irruption de la « crise » et sa violence ont montré dans les luttes l’utilité sociale et aussi politique de cette unité. Mais, dans le même temps, elle a complexifié l’élaboration stratégique commune, face à des questions demandant des réponses urgentes, telles les revendications transitoires, le front unique, le fascisme, l’auto-organisation, la question de l’Union européenne...
Pour les prochaines élections législatives, une majorité d’Antarsya (2/3 des 2 000 présentEs aux récentes assemblées locales) a choisi l’alliance avec le mouvement « Plan B » de l’ex-dirigeant de Syriza, Alavanos. L’idée centrale : il faut se préparer à un affrontement avec la bourgeoisie européenne (en particulier concernant l’euro), le chantage de l’UE étant qu’elle va couper le financement du pays via la BCE. Les ambiguïtés sur les modalités d’un tel affrontement ont fait qu’une forte minorité d’Antarsya s’y est opposée, insistant sur le caractère de classe de l’affrontement, avec appel aux travailleurEs d’Europe…
Quoi qu’il en soit, une force anticapitaliste va être plus que nécessaire pour contrer les manœuvres bourgeoises, grecques et européennes, plus que prévisibles, surtout en cas d’arrivée d’un « gouvernement de gauche » au pouvoir ces prochaines semaines...