Jawaharlal Nehru a été Premier ministre indien durant la période post-indépendance (il décède en 1964). À l’époque, se déclarer « socialiste » allait de soi. Il n’en a pas moins brutalement réprimé le mouvement communiste. Il est l’une des principales personnalités du Mouvement des non-alignés, aux côtés notamment de Zhou Enlai.
En 1956, il s’oppose à l’invasion occidentalo-israélienne de l’Égypte, après la nationalisation du canal de Suez. Incertain du soutien des États-Unis, il s’adosse à la Russie, met en œuvre des plans quinquennaux et développe le secteur public, à l’aide de fortes mesures protectionnistes. L’État assure la régulation de l’économie indienne, tout en entretenant des relations privilégiées avec les grands groupes familiaux tels que Tata ou Birla (avec lesquels les Nehru peuvent être proches). La Constitution adoptée en 1950 garantit les libertés individuelles, mais sa fille unique, Indira Gandhi, lui succédant à la tête du Parti du Congrès, impose l’état d’urgence de 1975 à 1977.
Nationalisations, protectionnisme et non-alignement
Au sortir de cette période, la majorité des banques et les principales industries ont été nationalisées, avec un salariat bénéficiant d’un salaire minimum et d’importantes protections sociales. Sont concernées la production d’acier, pour une part celle de l’électricité, l’aviation, des mines (dont le charbon), des chantiers navals… En revanche, il n’y a pas eu de réforme agraire en faveur de la paysannerie, mais une alliance avec les grands propriétaires terriens, détaxés et bénéficiant de la « Révolution verte » (1967), le petit peuple des villes et des campagnes restant prisonnier de la pauvreté et de la grande précarité.
Face au risque d’une alliance régionale entre Pékin et Washington, l’Inde s’est rapprochée de l’URSS. Elle a signé avec Moscou un traité de coopération militaire en 1971. Les pays de l’Est européen représentaient environ 20 % de ses exportations dans les années 1980. Néanmoins, l’État encourage alors des alliances avec des entreprises étrangères pour acquérir expertise et technologies.
Libéralisation des années 1990
La première offensive pour rompre frontalement avec le mal nommé « socialisme nehruvien » est engagée, dans le cadre de la mondialisation capitaliste, par le Parti du Congrès lui-même. Ce sont les réformes libérales « Rao-Manmohan » mises en œuvre dans les années 1990, Manmohan Singh était ministre des Finances dans le gouvernement de Narasimha Rao. La libéralisation économique n’a pas suscité la vague d’industrialisation attendue, même si les privatisations ont débouché sur un boom économique, l’enrichissement d’une classe moyenne accédant à la société de consommation, mais favorisant aussi une corruption d’un nouveau type et la prééminence du secteur privé de la construction, en symbiose avec l’administration, employant un salariat sans droits.
Stagnation et attaques sociales
Le gouvernement Modi poursuit dans cette voie, il se prévaut de son succès. Entre 2014 et 2025, le PIB réel a augmenté de 50 % et, en parité de pouvoir d’achat, a dépassé celui de la France et du Royaume-Uni, accédant à la cinquième position mondiale et marginalisant l’extrême pauvreté. Néanmoins, en termes comparatifs, le bilan est loin d’être élogieux. Selon la Banque mondiale, jusqu’en 1993, le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat était supérieur à celui de la Chine. En 2024, il n’en représentait plus que 43 %. L’Indonésie fait aussi mieux. L’Inde stagne.
Narendra Modi a renoncé à s’attaquer de front à des secteurs organisés de la paysannerie dont il dépend électoralement. Il n’a pas de tels scrupules concernant le salariat des entreprises publiques. Il utilise des recettes que nous connaissons bien en France, comme réduire le financement du public, pour qu’il soit incapable de remplir ses fonctions auprès de la population — de façon à créer les conditions favorables aux privatisations.
Modi face à un dilemme
Les conséquences de ces choix politiques sont catastrophiques. Le secteur informel (plus de 40 % de la population) et les autoentrepreneurs ne bénéficient toujours pas (ou peu) de protections. Ce mode de croissance accélère la crise climatique, alors qu’aujourd’hui des vagues de chaleur frappent le nord du pays avec des températures approchant les 50 °C. L’extrémisme hindouiste de Modi le pousse à la guerre face au Pakistan, mais, comme le dernier conflit l’a montré, avec l’usage massif des drones, une confrontation militaire ne se limite plus aux zones frontalières : comment attirer les capitaux si la sécurité des investissements ne peut être garantie, même en ce domaine ?
Les ambitions de puissance de Modi l’ont conduit à accueillir les BRICS — au grand déplaisir de Trump qui juge que cette alliance hétéroclite se fait contre les États-Unis et qui promet, si l’Inde ne s’en retire pas, 10 % de taxes douanières en plus du taux qui sera de toute façon imposé. Narendra Modi courtise les investisseurs étatsuniens et souhaite s’allier à Washington, mais il ne veut pas laisser la Chine postuler seule au leadership non occidental. Cruel dilemme.