L’AKP, qui se prenait non seulement pour une puissance régionale mais aussi une puissance centrale, avait cru saisir une occasion avec le printemps arabe. Elle avait préféré mener une politique sans conflit ouvert avec les forces djihadistes, et était resté peu disposée à la demande d’intervention des États-Unis face à l’État islamique qui se renforçait. Par conséquent, le mouvement kurde en Syrie était devenu la seule force fiable pour les États-Unis dans la région. Quand les Kurdes ont réussi à faire reculer le mouvement djihadiste, la Turquie a complètement changé de cap et s’est consacrée uniquement à discréditer le mouvement kurde et à affaiblir sa force à la frontière. Dans ce but, elle s’est approchée de la Russie comme un pouvoir d’équilibrage face aux États-Unis et a essayé de gagner une position dans les négociations.
Ambitions réduites
En somme, l’ambition de devenir une puissance globale s’est réduite, avec l’essor du mouvement kurde comme un facteur non négligeable pour le régime syrien ainsi que pour les puissances étrangères présentes dans la région, question kurde qui est aussi un problème domestique pour la Turquie. En fait, la relation étroite entre le mouvement kurde en Syrie et celui de Turquie a déjà rendu peu opérante la distinction entre politique extérieure et intérieure.
La Turquie participe à la fois aux négociations de Genève organisées par l’Occident et au processus Sochi-Astana mené par la Russie et l’Iran, qui est beaucoup plus acceptable pour le régime syrien. La Turquie qui a réalisé des opérations transfrontalières pour établir des zones tampons avec le consentement des Américains et des Russes en dépit de leurs politiques opposées, se trouve coincée avec la défaite à Idlib des groupes qu’elle soutenait contre les djihadistes plus radicaux. D’autre part, la tentative d’achat de missiles S-400 auprès de la Russie pour améliorer les relations diplomatiques endommagées a mis en danger la livraison d’avions de guerre étatsuniens F-35, pour lesquels la Turquie avait déjà versé 900 millions de dollars. En plus de cela, selon les autorités US, certaines sanctions seraient envisagées. Cela signifierait que la Turquie, qui se trouve déjà dans une situation économique critique, aurait des difficultés à accéder à des fonds dont elle a désespérément besoin sur les marchés financiers mondiaux.
Le problème kurde demeure central
Erdogan, qui tente de sortir de l’impasse de la politique intérieure en menant une propagande selon laquelle la lutte contre un corridor kurde tout au long de la frontière syrienne jusqu’à la Méditerranée serait une question de vie ou de mort, continue à négocier pour établir une zone tampon de 32 km sous son contrôle.
Les déclarations de la Russie en faveur des Kurdes ne sont que des paroles, car elle ne veut pas que la Turquie, qu’elle avait déjà éloignée des États-Unis, se rapproche de nouveau de Washington. En ce moment, ce qui est important pour la Russie c’est que les djihadistes, y compris ses citoyenEs, qui se trouve entassés à Idlib, soient chassés et, pour ne pas contrecarrer ce but, elle ne peut supporter des tensions dans ses relations avec la Turquie.
Ankara, qui considère le régime de Damas illégitime, a vu ses relations se détériorer avec des pays comme l’Irak, l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats. En outre, les relations avec Israël, qui jouent un rôle important dans les relations turco-étatsuniennes, empirent. On peut en outre ajouter à ce tableau le fait que la Turquie est actuellement le pays le plus problématique dans l’OTAN.
Le fait que la Russie se soit confortablement établie dans la région, que les Kurdes aient provoqué l’effondrement de l’État islamique, que Damas ait repris des forces et que les États-Unis dansent avec les Kurdes a ruiné les rêves de l’AKP de devenir le leader des Frères musulmans, et l’a entraînée dans une situation où elle ne sait pas quoi faire avec les Kurdes, qui constituent l’un de ses problèmes majeurs de politique intérieure.
Masis Kürkçügil, traduit par Osman S. Binatli