Publié le Vendredi 31 janvier 2020 à 11h16.

Derrière les violences policières, la question du pouvoir

La question de la gouvernance autoritaire est aujourd’hui une question qui se pose à l’ensemble du mouvement ouvrier, victime collectivement de la répression tous azimuts qui ne cesse de se déployer, avec une accélération notable depuis le mouvement des Gilets jaunes. Une question qui doit évidemment, en premier lieu, être l’objet d’une lutte démocratique, pour la liberté de manifester, pour la défense des droits les plus élémentaires, mais qui est aussi une question profondément politique, à condition de la considérer comme telle. 

Daniel Bensaïd écrivait, à propos de Lénine, que ce dernier « comprend parfaitement que les contradictions économiques et sociales s’expriment politiquement, de façon transformée, "condensée et déplacée", et que le parti a pour tâche de déchiffrer dans la vie politique, y compris sous les angles les plus inattendus, la façon dont se manifestent les contradictions profondes. » Le recours accru à la violence des forces de répression, s’il n’est pas nécessairement « inattendu » pour celles et ceux qui considèrent l’État comme un organe politico-administratif défendant, en dernière analyse, les intérêts de la classe capitaliste dominante, n’en demeure pas moins l’une de ces manifestations des « contradictions profondes » qui caractérisent la période dans laquelle nous nous situons. 

La légitimité ne se décrète pas

« Dans un État démocratique républicain, le monopole de la violence légitime, c’est celle des policiers et des gendarmes. » Ainsi s’exprimait, le 7 janvier 2019, Gérald Darmanin, alors qu’il venait d’être questionné au sujet des nombreuses accusations de violences policières commises contre les Gilets jaunes. Darmanin aurait mieux fait de lire le sociologue Max Weber, auquel il prétend se référer, plutôt que de répéter sottement une formule sans la comprendre. Car la formule exacte de Weber est beaucoup plus subtile que ce qu’en ont retenu les petits soldats de la Macronie. Au début du 20e siècle, Weber expliquait ainsi que l’État est une communauté qui « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Une formule/définition qui tient compte du fait que, contrairement à ce que semblent croire Darmanin et Cie, la légitimité ne se décrète ni ne se proclame : elle repose sur un accord tacite, un consentement, une adhésion.

Force et consentement

Pour Antonio Gramsci, la domination de la bourgeoisie via l’État moderne ne peut pas être comprise si l’on ne tient pas compte du fait que les dominants doivent obtenir le consentement de fractions des classes dominées et leur adhésion, à bien des égards, à un ordre qui les maintient pourtant dans une position subalterne. C’est dans ce cadre qu’il forge le concept d’hégémonie, entendue comme une forme de domination qui repose sur « la combinaison de la force et du consentement qui s’équilibrent de façon variable, sans que la force l’emporte par trop sur le consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement de la majorité »1. La force et le consentement sont les deux variables essentielles permettant de comprendre non seulement la domination qui s’exerce dans l’État moderne, mais aussi les différentes trajectoires étatiques et les différents modes d’exercice du pouvoir de et dans l’État. 

Gramsci opère donc une distinction entre « société politique » (l’appareil d’État au sens strict), terrain de lutte pour le contrôle de l’usage de la force, et « société civile » (partis, mouvements, associations, médias, organisations religieuses, etc), terrain de lutte pour le contrôle du consentement.

Une histoire de dialectique

Si l’utilisation de la force est au cœur de l’exercice de la domination bourgeoise par le moyen institutionnel de l’État et, en dernière analyse, le moyen ultime pour assurer cette domination, les formules résumant l’État à la seule force armée négligent le fait que le degré d’utilisation de la force par l’État bourgeois peut être variable et doit toujours être pensé en relation avec la quête d’hégémonie des classes dominantes. Il existe une relation dialectique entre force et consentement : plus le consentement est faible, plus la classe dominante devra se reposer sur l’appareil d’État et la coercition ; plus l’appareil d’État est faible, plus la classe dominante devra rechercher le consentement des dominéEs.

Ainsi, si la violence d’État est consubstantielle de la domination bourgeoise, elle s’exerce sous des formes et à des intensités diverses selon les configurations politiques et sociales, et doit donc être pensée dans son historicité. La situation que nous traversons actuellement en France, marquée par un degré élevé de répression, est à ce titre singulière, mais elle s’inscrit dans une longue histoire, faite de moments répressifs particulièrement intenses auxquels ont pu succéder des phases où la violence d’État s’exerçait de manière moins brute.

Crise d’hégémonie

L’autoritarisme macronien est aujourd’hui l’expression « à la française » d’une crise d’hégémonie des classes dominantes à l’échelle internationale, qui se déploie sous des formes diverses dans la plupart des « démocraties bourgeoises ». Lors de l’élection de Macron, la question était posée de savoir s’il représentait une solution à cette crise d’hégémonie ou s’il était un produit de cette crise qui ne pourrait, à moyen terme, que l’approfondir. Même si ses contre-réformes répondent aux souhaits de la bourgeoisie, la crise est loin d’être résolue : les réformes sont votées et s’appliquent, mais le consentement n’est pas là. 

Le développement de cet autoritarisme du 21e siècle, qui n’a pas commencé avec l’élection de Macron mais auquel ce dernier a donné une accélération, n’est pas un accident de parcours. Répression policière, attaques contre la liberté de la presse et offensive contre les droits démocratiques font système, et sont un élément structurant du macronisme.

C’est ce que nous devons défendre et expliquer publiquement, dans les mobilisations et sur nos lieux d’intervention. Le pouvoir n’est pas violent parce qu’il est « excessif ». Il est violent car il est le pouvoir et qu’il veut le rester dans une situation très instable. Derrière la question des violences policières, c’est en réalité la question du pouvoir et de sa légitimité qui est posée, et donc de son renversement.

  • 1. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011, p. 234.