Publié le Vendredi 24 janvier 2020 à 18h51.

Les organisations syndicales face à une nouvelle étape

Si l’envahissement des locaux de la CFDT par des grévistes de la coordination SNCF-RATP sature l’espace médiatique en même temps que l’exfiltration de Macron du théâtre des Bouffes du Nord, ce n’est pas seulement parce qu’il fournit un prétexte pour dénoncer des « violences » des grévistes, c’est aussi parce qu’il se produit à l’entrée d’un tournant dans la mobilisation.

Un an après avoir semblé définitivement marginalisées par le mouvement des Gilets jaunes, les principales organisations syndicales se sont retrouvées en première ligne dans une mobilisation d’ores et déjà qualifiée d’historique contre la «contre-réforme» des retraites.

Désaffiliations

La perte de visibilité et de crédibilité des organisations syndicales est la conséquence d’évolutions largement interpénétrées. D’abord, celle de l’organisation de l’appareil économique, productif : externalisations, délocalisations, diminution de la taille des établissements assortis du bouleversement des processus de production et de précarisation de l’emploi. De l’autre, un vaste processus de privatisations dans des secteurs qui constituaient souvent des bases essentielles des organisations syndicales et où l’introduction des méthodes managériales calquées sur celles du privé a largement contribué à déstructurer des collectifs de travail et briser les résistances sociales, y compris au travers de la répression.

Un ensemble d’évolutions qui ont déstabilisé et affaibli les organisations syndicales dès la fin des années 1970 dans un contexte de montée du chômage et de « disparition » du « socialisme réellement existant ». Un mouvement syndical que son fonctionnement bureaucratique, plombé par une institutionnalisation centrée sur le dialogue social, a rendu incapable de s’adapter aux changements des conditions d’exploitation du prolétariat.

Ensuite, se placent les positionnements de la bourgeoisie et des partis politiques au pouvoir face aux corps intermédiaires en général et aux organisations syndicales en particulier. Après l’accompagnement des reculs sociaux des gouvernements de « gauche », sous Sarkozy les reculs sociaux s’accompagneront des nouvelles modalités de calcul de la représentativité. Amorcée sous Hollande avec le significatif refus d’accorder la traditionnelle amnistie pour les militantEs syndicaux, la cassure du dialogue social (hors CFDT et « amies »), avec notamment le boycott des conférences sociales, va s’amplifier avec Macron et sa volonté de faire l’impasse sur les corps intermédiaires et autres partenaires sociaux. 

Une stratégie qui semblait payante au regard des échecs des mouvements, mais qui a brutalement été mise en question par les Gilets jaunes, bousculant les rites ­habituels des mobilisations. 

Faire face à un affrontement délibéré 

C’est dans cette situation que le gouvernement Macron-Philippe a décidé d’engager la réforme du système de retraites, dans l’espoir que les organisations syndicales seraient incapables de s’y opposer. À tel point qu’il s’est permis de faire l’unanimité contre lui en matière de concertation et de dialogue social.

Son principal atout résidait dans l’acceptation par certaines organisations (CFDT, CFTC et UNSA) du cadre global de la réforme, à l’opposé de FO, la CGT, Solidaires, FSU et la CFE-CGC. Contrairement à 1995, la mobilisation n’a pas été préparée en profondeur par les structures confédérales ou fédérales. Le départ de la grève le 5 décembre a été initié par l’intersyndicale de la RATP, suite à l’impressionnante grève du secteur en septembre. Dans la foulée, toute une série de structures syndicales, notamment CGT et Solidaires, se sont associées à cet appel.

Les directions de la CFDT et de l’UNSA ont joué les mouches du coche autour de la question de l’âge pivot même si le gouvernement n’a pas valorisé leur attitude en faisant une concession qui paraît largement comme une entourloupe. Mais ceci semble avoir suffi à la plus grande partie des structures et adhérentEs, notamment dans une confédération CFDT où le centralisme bureaucratique est particulièrement efficace. Seules des structures de la SNCF et de la RATP, sous la pression des grévistes, ont forcé les consignes confédérales. 

FO, affaibli par les crises internes, n’a pas été en capacité de structurer en profondeur et dans le long terme sa participation au mouvement, et laisse son secrétaire général en porte-voix soutenu par peu de troupes. La FSU tente de se reconstruire une légitimité après des années passées à avaler les couleuvres des gouvernements successifs. De ce fait, alors que les personnels de l’éducation sont parmi les plus touchés par la réforme, c’est lentement que la mobilisation des enseignantEs s’est construite sous le double refus des pseudo compensations financières et le rejet des réformes, notamment celle du bac. 

Du côté de la CGT, de Solidaires et de… la CFE-CGC

Si surprise il y a dans cette mobilisation, c’est bien le positionnement de la CFE-CGC. Une confédération généralement au côté de la CFDT, dans une modération respectueuse du dialogue social et d’un libéralisme éclairé. Les bouleversements dans l’appareil productif et l’organisation de l’économie ont particulièrement impacté ceux qu’on désigne sous les vocables d’employéEs ingénieurEs, cadres et technicienEs. Croissance des effectifs, écartèlement du fait des politiques des directions d’entreprise qui vont d’une taylorisation croissante à une volonté d’intégration aux politiques ultra-libérales, en passant par l’accroissement du rôle de garde-chiourmes. Dans ce maelström, la CFE-CGC a conquis des positions électorales importantes, qui ne correspondent certes pas à une grande combativité mais à une exigence de représentation des intérêts de ces couches dont la retraite fait partie. Ce qui se traduit par un corporatisme radical. 

En ce qui concerne la CGT, moins que toute autre confédération, difficile de se contenter des certitudes globales. Au niveau confédéral, l’existence d’une intersyndicale rend parfois difficile la lecture des positions de chaque syndicat. Sur le strict déroulé de la mobilisation, on doit pointer la lenteur à rejoindre l’appel « RATP », l’acceptation du trou dans les propositions d’actions entre le 19 décembre et le 9 janvier. Mais, au total, ce qui reste visible, ce sont une dénonciation claire du projet Macron et l’exigence de l’extension à d’autres secteurs. 

Quant au soutien à l’auto-organisation, cela est (très) loin de l’ADN cégétiste, y compris (surtout ?) dans certains secteurs parmi les plus radicaux (dockers, raffineries, mines-énergie, certaines UD...). Mais ce qui domine c’est la grande difficulté à mobiliser largement dans toute une série de secteurs hors RATP et SNCF. En ce qui concerne le privé, globalement, les causes « objectives » sont identifiées (cf. l’article d’Elsa Collonges dans ce dossier). Mais, tout de même, l’absence ou la faible présence de secteurs comme le bâtiment, l’agro-alimentaire, la chimie, le commerce interroge car ces fédérations sont généralement perçues comme « radicales ». Comme dans d’autres secteurs (territoriale, banques, finances publiques... ) pertes de repères, désaffection de militantEs semblent avoir limité les possibilité de mobilisation notamment par la grève. 

Pour Solidaires, calée sur un rejet clair du projet Macron-Delevoye, la taille des structures dans beaucoup de secteurs, l’ostracisme du pouvoir, de certains syndicats et des médias, limite la visibilité. Cependant, tant dans les manifestations qu’au travers d’initiative de blocages et autres, les militantEs apportent souvent des savoir-faire et un dynamisme pas toujours partagé.

Comme le pointait Annick Coupé, « nous n’avons pas entretenu collectivement l’idée que la grève générale pouvait être un outil notamment pour bloquer l’économie et établir un rapport de forces pour faire avancer les choses. »1

La façon dont les directions syndicales accompagneront, assumeront le passage d’une guerre de position, la grève reconductible, à une guerre de mouvement avec notamment des actions « coup de poing », ciblant davantage les responsabilités politiques (ou syndicales !) et la visibilité médiatique, pourrait impacter les bilans qui ne manqueront pas d’être tirés à l’issue du mouvement.