Les « passeurs » de migrantEs sont régulièrement – et à juste titre – accusés de tirer profit de la détresse de populations fuyant la guerre et la misère. On entend en revanche moins parler de ces entreprises qui, en toute légalité, dégagent des bénéfices considérables grâce à ce qu’il est désormais convenu d’appeler le business des frontières et des camps.
Le 12 janvier 2017, nombre de téléspectateurEs d’« Envoyé spécial » découvraient, à l’occasion de la diffusion d’un reportage intitulé « Qui veut gagner des migrants ? », un étrange personnage : Bert Karlsson. Ancien responsable d’un parti d’extrême droite, cet entrepreneur était alors devenu le leader incontesté du « marché » des camps de migrantEs en Suède.
Le florissant « marché du migrant »
Bert Karlsson avait répondu à un « appel d’offres » du gouvernement, destiné à confier au secteur privé l’hébergement des demandeurEs d’asile. Un cas qui est loin d’être isolé. On trouve des dizaines d’exemples de ces spécialistes du « marché du migrant » en Suède, en Grande-Bretagne, en Italie… ou en France. Au cours du même reportage, on avait ainsi pu faire la connaissance d’Antoine Houdebine, directeur commercial de l’entreprise Logistic Solutions, qui avait remporté le marché de la production et de l’installation des containers destinés à loger les migrantEs du camp de Calais. Questionné sur les éventuels problèmes de morale qui se poseraient à celui qui tire profit de la détresse des migrantEs, Antoine Houdebine ne faisait pas dans la poésie : « Le marché du migrant c’est une production comme une autre, elle est spécifique mais elle est comme les autres. »
« Le marché du migrant » : l’absence de scrupules de certains capitalistes a le mérite de nommer une réalité peu connue et que d’aucuns voudraient continuer à dissimuler. Une réalité pourtant dénoncée depuis de nombreuses années par des militantEs et des chercheurEs, par exemple au sein du réseau Migreurop, auteur en juillet 2016 d’un rapport au titre explicite : « La détention des migrants dans l’Union européenne : un business florissant ».
Un marché de 25 milliards de dollars
Dans un article publié en mai 2017 dans le Monde diplomatique (« Les réfugiés, une bonne affaire ») Nicolas Autheman révèle que le volume annuel de ce business dépassait alors, à l’échelle mondiale, les 25 milliards de dollars. Conséquence : « Cabinet d’audit, vendeur de cartes de paiement ou géant de l’ameublement : sitôt qu’un camp ouvre, des entreprises se précipitent ». Ces entreprises ne se singularisent évidemment pas par leur altruisme ou leur empathie à l’égard des migrantEs : baisse des coûts et donc dégradation des conditions d’accueil (restauration, structures sanitaires, etc.) et des conditions de travail des personnels ; migrantEs employéEs, dans certains camps en Grande-Bretagne, pour des tâches liées au fonctionnement quotidien (ménage, cuisine, etc.), avec des salaires largement inférieurs aux normes nationales ; monopole sur certains services indispensables (comme les communications téléphoniques) facturés à des tarifs anormalement élevés, etc.
Dans la lutte sans merci que se livrent les entreprises, souvent multinationales, pour avoir accès à la manne du « marché du migrant », les groupes français ne sont pas en reste, avec notamment l’entreprise GEPSA (Gestion établissements pénitenciers services auxiliaires), filiale de Cofely, elle-même filiale d’Engie (ex-GDF-Suez).
Les frontières : l’autre business
Autre business juteux, et pas des moindres : le contrôle des frontières. La juriste Claire Rodier, auteure dès 2012 d’un ouvrage de référence sur la question (Xénophobie business : à quoi servent les contrôles migratoires ?), évoque cet autre marché dans un article publié en 2014 (« Le business de la migration ») : « On pense aux profits tirés du développement de la technologie sécuritaire dans le secteur de la surveillance des frontières, mais aussi de tout ce qui ressort dans les pays d’immigration des législations sur l’accueil, l’hébergement, la détention et l’expulsion des étrangères et des étrangers. Dans les deux cas, les bénéficiaires de cette manne sont à titre principal des entreprises privées : industries d’armement et aéronautique, sociétés d’assurance, sociétés de sécurité, prestataires privés pour la gestion des visas, ainsi qu’une kyrielle d’opérateurs impliqués dans l’application des politiques migratoires et d’asile. »
Les sommes en jeu sont là aussi colossales : le marché de la sécurité des frontières en Europe équivalait à 17 milliards d’euros en 2016 et devrait, selon certaines estimations, atteindre près de 50 milliards d’euros en 20221. Un marché dont profitent des multinationales comme G4S, Thales, Finmeccanica ou Siemens, et dont la privatisation est assumée par les plus hautes instances européennes, à l’image de l’ex-commissaire européen chargé de la Justice et des Affaires intérieures, Franco Frattini, qui déclarait en 2007 : « la sécurité n’est plus un monopole des administrations, mais un bien commun, dont la responsabilité et la mise en place doivent être partagées entre le public et le privé ».
- 1. Observatoire des multinationales, « Les frontières, un "business" en pleine expansion en Europe », juin 2019.