Maria Candea, Laélia Véron, La Découverte, 2019, 224 pages, 18 euros.
Le français est à nous !, écrit à quatre mains par deux enseignantes-chercheuses – respectivement en linguistique et en stylistique –, Maria Candea et Laélia Véron, ce « petit manuel d’émancipation linguistique », selon le sous-titre choisi, affiche d’emblée sa double ambition pédagogique et politique : il s’agit de montrer que la langue française est « une construction politique qu’il est possible de se réapproprier » en incitant les lectrices et les lecteurs à lutter contre les stéréotypes qui ont forgé depuis des générations une image de la langue française volontairement éloignée de celles et ceux qui, pourtant, la pratiquent en nombre tous les jours, à l’oral comme à l’écrit.
Pour se défaire de ces stéréotypes qui faussent notre rapport à la langue française, et surtout nous empêchent de la considérer comme un outil façonné pour et selon notre usage, les autrices proposent à leurs lecteurs et lectrices non seulement de réfléchir à la langue, à ses particularités, à son fonctionnement, mais aussi aux discours qui sont et ont été, de longue date, tenus sur elle, aux institutions chargées de la diffuser ou de la réguler et, bien sûr, à son histoire.
Rendre la langue à celles et ceux qui la font vivre
Malgré l’ambition de la tâche et la complexité du sujet, l’ouvrage est clair et pédagogique : il se présente comme un « manuel », ou plutôt un « contre-manuel ». Un manuel « d’émancipation », selon les autrices, car au lieu d’imposer une norme et des règles (avec ses exceptions qui la confirmeraient), de définir un « bon » usage et des fautes à ne pas commettre, comme le font justement ces manuels de grammaire scolaire contre lesquels les deux autrices écrivent très explicitement, ce « petit » manuel (« petit » car facile à manier, à lire, à transporter et, avec ça, modeste dans son ton malgré l’ampleur de son ambition), s’attache d’abord à mettre en débat, à remettre en question, à déconstruire les fausses évidences, pour mieux donner à penser, à se remettre en bouche et en mains, la langue qu’« on » parle, les unes, les uns, les autres. Rendre la langue à celles et ceux qui la font vivre : c’est une ambition pleinement démocratique, qui fait entendre avec force dans le titre de l’ouvrage les slogans des manifestations populaires.
Les outils mobilisés sont précis et nombreux : linguistique, sociologie, histoire, analyse politique, toujours en lien avec les travaux de recherche des dernières décennies. C’est en effet le point fort du livre que de mettre pleinement en adéquation son contenu, sa démarche, ses outils et ses ambitions, simplement et sans détours. Ainsi, la note qui ouvre le livre précise : « Ce texte respecte les rectifications de l’orthographe adoptées en 1990 », rectifications dont le livre démontre dans l’un de ses derniers chapitres tout l’enjeu et l’intérêt pour cette entreprise de réappropriation de la langue que les autrices nous fixent comme programme. De même, en fin d’ouvrage, un glossaire reprend l’essentiel des termes les plus conceptuels, techniques, voire spécialisés (ils sont mis en italiques et suivis d’une astérisque au fil des chapitres) pour en donner une explication claire et accessible.
Mais c’est surtout par sa structure que ce livre a l’aspect d’un « manuel » – à « contre-courant » : en effet, chaque chapitre s’ouvre sur un « encadré » constitué de deux rubriques aux titres en miroir « On pense souvent, à tort, que » (présentant le stéréotype, la fausse évidence) et « Mais souvent, on ne sait pas que » (proposant les idées essentielles du chapitre, conçues comme un démontage des fausses évidences présentées d’abord), sur le modèle inversé des leçons de « bon usage » dispensées, par exemple, sur le site de l’Académie française (voir la rubrique « Dire / Ne pas dire »). Chaque chapitre comporte également un développement (« Focus ») centré sur un fait, une notion, une question, une institution, un personnage, qui éclaire les analyses proposées et permet d’approfondir la réflexion tout en l’ancrant dans le concret : par exemple, « À quoi sert l’Académie française ? » ; « Aller “au coiffeur” ou “chez le coiffeur” ? » ; « Le retournement du stigmate » ; « Que penser de l’écriture dite “inclusive” ? » ; « Qu’est-ce que le français “petit nègre” ? » ; « Faut-il réformer l’ortografe du français ? »… Enfin, chaque chapitre se clôt sur une bibliographie critique de trois à quatre ouvrages, intitulée « Pour aller plus loin ».
La langue replacée dans l’histoire
Le plan en trois parties est à la fois clair et varié dans ses approches : la première propose une approche descriptive et tente de définir la langue ; la deuxième montre la dimension politique et sociale de la langue en abordant la question des rapports de pouvoir qui se jouent dans le champ de ses usages, de ses règles et de sa diffusion ; la troisième retrace l’histoire des débats sur la langue. L’ensemble de l’ouvrage est tendu par un même objectif, affiché dès l’introduction : combattre le cliché le plus virulent qui, depuis le XVIe siècle, déplore la décadence de la langue française et annonce son péril face aux invasions de toute sorte (vocabulaire étranger, langue « du peuple » et, aujourd’hui, usage des réseaux sociaux et des « nouvelles technologies ») attaquant sa prétendue « pureté ». La cause de ce cliché persistant, et donc la cible légitime des deux autrices, c’est l’élitisme : en effet, tous ces discours de la décadence visent à « se distinguer des autres, de celles et ceux qui parlent et écrivent mal. » (p. 8-9) Le constat de départ du livre, qui légitime la démarche des autrices, c’est que « la langue française, comme entité figée, dotée d’une essence abstraite, n’existe pas et ses règles ne tombent pas du ciel. Elle doit être replacée dans une histoire et soumise à une analyse critique » :
« Ce qui fait vraiment la langue française, son histoire, son institutionnalisation, sa diffusion, les polémiques et les revendications qu’elle a pu susciter, ne mérite pas d’être passé sous silence. Présenter la langue comme si elle n’avait pas d’histoire, notamment politique, comme si elle était un phénomène de la nature et non une pratique sociale, peindre la langue uniquement comme un trésor abîmé et réduire son histoire à des anecdotes disparates ne sont pas seulement factuellement erronés : c’est un choix idéologique. Il permet d’interdire l’accès aux débats linguistiques au plus grand nombre ; il permet de dessaisir les francophones d’une partie de leur pouvoir ; il permet de faire passer des choix politiques pour une simple fatalité » (p. 11).
J’insisterais particulièrement sur trois moments du propos qui montrent bien l’esprit de la démarche : démonter de fausses évidences – celles qui construisent une vision naturalisée du processus éminemment politique de construction de la langue et de ses normes – et croiser à la fois les approches critiques et les exemples pour montrer la cohérence profonde de cette construction d’une langue française élevée au rang de norme « universelle », « belle » voire « pure », par exclusion des femmes, des classes populaires et des « indigènes de la République ».
Ainsi le chapitre 5, Masculinisation et féminisation du français : la langue comme champ de bataille, montre à quel point les débats actuels sur la représentation des femmes dans la langue traversent l’histoire du français : les autrices rappellent que les normes actuelles découlent d’une série d’interventions en faveur de la masculinisation de la langue menées au XVIIe siècle, allant de pair avec une exclusion des femmes de la vie politique et intellectuelle. La nature des interventions visant à évincer les accords au féminin et les noms de métiers féminisés de la langue du siècle classique ne laissent aucun doute sur le caractère idéologique de ces règles imposées au nom de la supériorité du « sexe fort » sur le « beau sexe » ou « sexe faible », comme on disait à l’époque… Mais là où le « petit manuel d’émancipation » joue pleinement son rôle, c’est que ses autrices proposent parallèlement une brève histoire des résistances à la masculinisation de la langue française, depuis la lutte pour imposer le terme « étudiante » jusqu’à la revendication de l’accord de proximité, proposant ainsi des modèles concrets de lutte sur le terrain de la langue et de ses usages. Les autrices font remonter à la démocratisation de l’enseignement primaire, au XIXe siècle, l’imposition de règles grammaticales et orthographiques qui érigent le genre masculin en genre « neutre », manière de faire passer la domination de la forme masculine sur la forme féminine pour une entreprise de rationalisation objective, d’homogénéisation et de simplification de la langue, requise par la démocratisation de son apprentissage. Quand le masculin sert de norme au nom de l’universalité…
Une histoire des dominations
C’est également un effet de la scolarisation de masse aux XIXe et XXe siècles que d’avoir imposé une grammaire scolaire, normative et prescriptive, objet d’un apprentissage répétitif et « par cœur ». Au chapitre 10, les autrices rappellent que l’invention de la grammaire scolaire répond à un défi pédagogique de taille : enseigner la grammaire et l’orthographe aux enfants du peuple. Ce défi aboutit à un figement durable de l’orthographe, instituée par la grammaire scolaire enseignée comme un dogme. Sous la IIIe République, « au même titre que les nouveaux principes d’hygiène, l’orthographe fait partie des compétences techniques à acquérir, elle est plus importante que les capacités rédactionnelles et plus facile à évaluer lors de tout concours. » (p. 189) Ainsi, certaines catégories grammaticales, comme le fameux C.O.D., ont été forgées dans le seul but de proposer une explication rationnelle (mais pas simple pour autant, ni spontanément applicable…) à la multiplicité des règles d’accord du participe passé. L’invention de la grammaire scolaire a rigidifié le rapport à la langue et a concentré l’énergie des élèves et des instituteurs et institutrices sur une tâche infiniment longue et sans intérêt, au détriment des autres enseignements, consacrés au sens et à la réflexion. Ce constat est déjà celui de Salomon Reinach, intellectuel de la Belle Époque, en 1913 :
On dirait qu’en insistant ainsi sur la nécessité de savoir l’orthographe et en refusant avec obstination de la simplifier, les gardiens attitrés de notre langage aient voulu combattre sournoisement les effets libéraux et libérateurs de l’instruction sur la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de la jeunesse. (p. 199)
Je terminerais par un rapide aperçu du chapitre 6 consacré au rapport entre langue française et colonisation, dont le contenu montre là encore comment la langue, et notamment son apprentissage, construit les rapports sociaux. Les autrices montrent dans ce chapitre que l’enseignement du français dans les colonies repose sur une idéologie racialiste selon laquelle « l’enseignement de la langue française (langue supérieure d’un peuple supérieur) doit être adapté aux peuples colonisés selon leur place sur l’échelle des races » (p. 127). Le français enseigné dans les colonies est un français amoindri, fautif, de bas étage, un « petit nègre » qui barre aux indigènes l’accès à la langue, de peur que la maîtrise de la langue française ne leur ouvre la voie à l’émancipation et à l’égalité. Le « petit nègre », cette langue française forgée exprès pour les peuples colonisés, non pas pour faciliter leur apprentissage (en réalité, d’un point de vue linguistique le parler « petit nègre » n’est pas du tout plus simple que le français standard) mais pour les éloigner de ce qui fait le socle de la culture française, et pour véhiculer, à travers les lieux communs de la culture française de la seconde moitié du XXe siècle, les stéréotypes racistes les plus méprisants. L’enseignement du français dans les colonies se heurte ainsi à une contradiction, que le sociologue Aïssa Kadri formule en ces termes : « scolariser, c’est acculturer mais c’est aussi éveiller les consciences et courir le risque de mettre en cause le rapport colonial » (p. 130). Ainsi, la diffusion du français s’est paradoxalement surtout développée après la décolonisation : l’empire colonial a favorisé l’essor du français en tant que langue des élites, de l’économie et des diplomaties.
Finalement, en refermant ce « petit manuel » qui brasse modestement des siècles de domination par la langue, on est plus convaincuE que jamais que la langue est un sujet hautement politique : parce qu’elle reflète, enregistre, reproduit et construit les rapports de pouvoir et de domination raciale, sociale et sexiste, elle est à la fois un terrain et un outil de lutte dont toutes et tous nous devons nous saisir.