Le printemps corse de l’année dernière avait vu une révolte populaire s’exprimer après l’assassinat d’Yvan Colonna. Ce mouvement, qui s’inscrivait initialement dans la durée, catalysait tout le mal-être des classes populaires insulaires précarisées massivement par une double domination impérialiste et néolibérale, à l’exclusion d’une petite et moyenne bourgeoisie qui profite du tourisme. On avait pu voir la jeunesse exprimer sa rage et sa détermination. Quelques responsables de la gendarmerie et du renseignement avaient alors qualifié la situation de pré-insurrectionnelle.
C’est dans ce contexte que Darmanin avait annoncé l’ouverture d’un cycle de négociations sur l’évolution du statut de la Corse en posant immédiatement des « lignes rouges » à ne pas dépasser. Parmi ces limitations, pas question de reconnaître le peuple corse et de donner un caractère co-officiel à la langue corse.
Une stratégie de pourrissement ?
Tout le monde en Corse sait que les envoyés de Macron ont usé de tous les recours et de tous les prétextes pour retarder au maximum le cycle de discussions. Mais alors que la majorité autonomiste qui dirige la Collectivité de Corse a tout fait pour apaiser la situation, condition exigée par Darmanin pour aller plus loin dans le processus, l’appareil d’État a envoyé d’autres signaux. Alors que des membres du commando Érignac ont enfin pu bénéficier de l’application du droit (rapprochement, semi-liberté), des fractions hostiles de l’appareil politico-judiciaire et de la préfectorale ont tout mis en œuvre pour revenir au tout répressif. Pour illustrer le fond politique qui anime ces colonialistes en puissance de la grande époque impériale française, il suffit de lire les rapports de la commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna. Par exemple, au cours d’un échange interne à la préfectorale, un préfet proposait de « décorer Franck Élong Abé pour service rendu », soit l’assassin du prisonnier politique corse. Et quand les parlementaires demandent si ce militant islamiste était une source du renseignement, l’État oppose le « secret défense ».
Dans le même temps, en Corse, des jeunes mobilisés au cours du printemps 2022 étaient interpellés, les effectifs de CRS et de gendarmes mobiles augmentés et, encore très récemment, le Tribunal administratif de Bastia rendait un avis pour interdire la tenue des débats en langue corse au sein de la Collectivité de Corse.
Malgré la bonne volonté des députés nationalistes à Paris, quelques collègues leur ont fait remarquer qu’il serait hasardeux de trouver une majorité au Parlement français pour modifier la Constitution en faveur de la Corse. Il y a quelques jours, Alexis Kholer, secrétaire général de l’Élysée, déclarait en off à des proches de Macron : « Il n’y aura pas de réforme institutionnelle », contredisant les propos d’Elisabeth Borne qui venait juste d’assurer les élus corses du contraire. Les Corses font-ils l’objet d’un marché de dupes, comme de nombreuses voix le font entendre dans l’île ?
Les dangers de l’impasse démocratique
La majorité autonomiste est remise en cause dans sa gestion de la question corse par les courants indépendantistes et par une partie de la jeunesse insulaire. Face à ce statu quo, on assiste à une résurgence de la propagande armée clandestine de la part de différentes organisations ; des groupes se réclamant de la filiation FLNC et une organisation de jeunesse Ghjuventù Clandestina Corsa (Jeunesse clandestine corse). Leurs actions ciblent principalement les résidences secondaires et les entreprises de BTP. Ces actions pourraient se heurter frontalement aux intérêts spéculatifs de la criminalité organisée qui n’avait jamais atteint un tel niveau de puissance dans l’île. Le risque que les services français mettent en œuvre leur savoir-faire pour provoquer un nouveau cycle d’affrontements entre Corses n’est pas à exclure.
Mais ce qui est vécu comme une impasse démocratique et l’absence de perspectives politiques provoquent une réaction dynamique des « forces du désespoir ». La pression sociale et sociétale due à une prédation sans limites du territoire insulaire toujours plus bétonné, la disparition organisée de la société agro-pastorale insulaire, le quart de la population corse sous le seuil de pauvreté sont autant de facteurs parmi d’autres qui alimentent le désespoir d’une génération. Le sentiment de néantisation ressenti et le réflexe de citadelle assiégée qui s’en suit, rendent le discours du repli identitaire classique plus audible, chez les jeunes notamment.
C’est dans ce clair-obscur d’une société corse atomisée que l’on voit se constituer un mouvement (s’abritant derrière la vitrine culturelle « Palatinu ») qui fédère tout à la fois les partisans de Zemmour, des identitaires isolés, des intégristes religieux, des sionistes et des jeunes nationalistes très conservateurs, voire néofascistes. C’est le prisme de l’identité et de leur combat civilisationnel contre le péril islamiste qui relègue la question du droit à l’autodétermination au second plan. Ce mouvement permet de fédérer pour la première fois les nationalismes en Corse, sur un versant ethnicisant. La majorité des militants politiques corses attachés aux droits humains ne semblent pas encore avoir pris la mesure du danger, ne voyant dans l’émergence de ce nouveau courant qu’un épiphénomène. Le réveil sera douloureux.
Le peuple corse ne marche toujours pas sur ses deux jambes
On aurait pu penser que le mouvement de fond contre la réforme des retraites allait servir de catalyseur à une unité des luttes démocratiques et contre le néo-libéralisme. Il n’en fut rien.
S’il y a bien eu des mobilisations en Corse depuis le mois de janvier, l’intensité tant sur le plan quantitatif que des moyens d’actions est très en-deçà du mouvement comparable de 2003. Plusieurs facteurs expliquent cette faiblesse ; l’appauvrissement hors-norme du salariat en Corse, le peu d’attractivité du mode d’action sous forme de grèves perlées, etc. Mais le problème est avant tout politique.
Le monde du travail paye l’addition des choix irresponsables des directions politiques qui continuent d’opposer la question démocratique à la question sociale. On a bien vu les députés nationalistes ne pas céder au chantage de Macron et voter contre la réforme, mais dans le même temps, si on a bien vu des dirigeantEs et militantEs présents dans les cortèges syndicaux, ce n’était que de manière sporadique et non significative. On a bien vu des syndicalistes demander à juste titre d’être associéEs aux discussions sur l’évolution du Statut de la Corse, mais dans le même temps, il n’y a eu aucun séminaire sérieux pour donner un contenu social à l’autonomie et demander à la majorité autonomiste de se positionner.
Les conséquences sont visibles sur le terrain ; la jeunesse qui s’était mobilisée au printemps dernier a été majoritairement absente du mouvement social. Cette dualité contre-productive alimente un divorce profond entre les militantEs d’une gauche hors-sol inféodée à Paris et les militantEs pour le droit à l’autodétermination du peuple corse. Point d’orgue de cette division, après une violente altercation entre syndicalistes STC et CGT au sein d’EDF, le STC a acté durant la dernière semaine d’avril sa rupture avec l’intersyndicale en général et avec la CGT en particulier.
Pour que la Corse ne soit pas sacrifiée sur l’autel du marché capitaliste
Dans cet environnement politique insulaire très complexe, construire et éduquer pour une alternative au capitalisme en Corse, sans opposer les combats intermédiaires, n’est pas une sinécure.
Le positionnement public implique de rompre avec la tutelle clientéliste (qui permet à une majorité de Corses de survivre) et de prendre le risque de menacer, même involontairement, les intérêts des bandes criminelles qui ont mis l’économie de la Corse en coupe réglée. Chaque prise de parole publique implique des conséquences dans une société dont la démographie très faible et les intrications familiales font que l’anonymat n’existe pas, et encore moins l’omerta.
L’anticapitalisme méridional de la Corse ne peut pas être un copié-collé des stratégies des organisations existantes dans les États constitués, et pour de nombreuses raisons.
A Manca a une légitimité historique issue d’acquis de 25 années de luttes et d’existence et est une organisation dont les statuts permettent à différents courants de s’investir. Mais il n’est pas aisé pour bon nombre de symphatisantEs de s’investir et de s‘exposer davantage. Il n’en demeure pas moins que les opposantEs au capitalisme en Corse dépassent largement les rangs de notre organisation mais la plupart sont isolés et investissent des champs de luttes intermédiaires (culturelle, environnementale, féministe, antifasciste, LGBTQIA+, etc.). Face aux enjeux de l’heure et à toutes les urgences, il est absolument nécessaire de fédérer ces forces sans violer les rythmes, les niveaux de conscience et les débats idéologiques.
Dans cette optique, nous avons décidé il y a un an, après en avoir discuté avec nos camarades d’A Ghjuventù Cumunista Cismuntinca de créer le réseau d’action et de réflexion « Reta Sucialisimu o Barbaria ». Seules peuvent adhérer à ce réseau les personnes s’inscrivant dans la promotion d’un socialisme démocratique et autogestionnaire et pour le droit à l’autodétermination du peuple corse. Ce réseau n’a pas vocation à devenir un mouvement ou à régler tous les débats stratégiques du mouvement ouvrier. Il fédère les personnes organisées ou non dans le respect de dix principes d’action intangibles. Ayant mené plusieurs campagnes politiques et très investi dans les mobilisations, le réseau tiendra sa première assemblée générale durant ce mois de mai. Socialisme ou Barbarie demeure plus que jamais notre mot d’ordre, en Corse comme ailleurs.