REFLEXes est aujourd'hui le plus vieux réseau antifasciste encore en activité. Alors que Ras l'front avait décidé au début des années 2000 de mettre l'organisation en sommeil, pour finalement pratiquement cesser toute activité, à l'exception de quelques collectifs isolés, REFLEXes a continué. Entretien avec le collectif.
Quel bilan en tirez-vous de votre activité ?
Un bilan forcément mitigé. Comme nous avions eu l'occasion de l'écrire dans un article qui faisait justement le bilan de 20 ans d'activités et de militantisme antifasciste, c'est une lutte largement teintée de faux-semblants. La connaissance de l'extrême droite s'est largement améliorée et la grande presse en particulier rend relativement bien compte de l'évolution du FN, de ses choix et activités militantes, de ses éventuelles connexions avec d'autres mouvements, tant au niveau national qu'international. Les blogs de journalistes se sont multipliés, avec un bonheur il est vrai très inégal, et chacun y va de son compte rendu sur le moindre événement nationaliste ou néofasciste. Pourtant le militantisme de terrain contre l'extrême droite n'a jamais été aussi faible et désorganisé. Il y a bien sûr encore des organisations (le NPA en fait partie) et des militantEs qui mènent des actions concrètes, en particulier en province, mais sans forcément beaucoup de coordination entre les mouvements, et, surtout, sans mobilisation de masse. Les envolées et diatribes, d'ailleurs parfois totalement déplacées, de Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne électorale qui vient de s'achever, ne doivent pas masquer cette réalité. Nous avons perdu du terrain.
Le militantisme antifasciste reste-t-il pour vous une priorité ?
La notion de priorité ne nous semble pas forcément le terme le plus adapté. Le militantisme antifasciste demeure par contre une nécessité politique. REFLEXes est animé par des militantEs qui ont bien d'autres centres d'intérêt que l'antifascisme, ce qui explique notre rythme de publication parfois erratique. Par contre, nous pensons qu'il ne peut y avoir de lutte et de travail d'information satisfaisants sans mémoire et sans archives. Autrement dit, c'est une lutte de longue haleine, et notre longévité nous garantit sur ce plan une certaine légitimité. Simplement l'antifascisme doit s'inscrire dans une dimension bien plus large de transformation sociale et de lutte contre le capitalisme, sans quoi il se limite à du « citoyennisme », ce qui n'est pas notre tasse de thé politique. La radicalité ne se trouve pas dans les postures ou le invectives antifascistes mais dans l’analyse et le point de vue sur la montée du nationalisme dans les pays européens. Certains nous reprocheront sans doute de ne pas y consacrer plus de place dans nos articles. Mais nous sommes avant tout un collectif d’information et de lutte, né à une époque où la montée de l’extrême droite ne passionnait pas forcément grand-monde. Cela ne nous intéresse pas d’affirmer en guise d’explication magique que le capitalisme est responsable de tous nos maux, y compris de la montée de l’extrême droite, et que sa disparition nous garantira un monde exempt de tout nationalisme. Tout comme nous ne hurlons pas au fascisme pour n’importe quoi. La réalité humaine est plus complexe. Cela ne nous empêche pas d’avoir cette perspective anticapitaliste comme fil directeur politique et de considérer que l’antifascisme en est un aspect.
Quelle analyse faites-vous des 18 % pour le FN au premier tour de l'élection présidentielle, et quelles conséquences cela peut-il avoir sur le plan politique ?
Notre analyse n’est guère différente de celles que d’autres, sociologues, journalistes, géographes, ont pu produire ça et là. Les 6 millions de voix obtenues par Marine Le Pen sont le résultat de la conjonction de nombreux phénomènes dont le principal est bien sûr la crise systémique que nous subissons depuis 2008 et qui rend attractif un discours de protectionnisme national tel qu’a pu le développer la présidente du FN. Ce phénomène n’est pas nouveau puisqu’il est assez comparable à ce qui se produisit au xixe siècle, lorsque la constitution d’un marché national français, grâce au développement du réseau de chemin de fer, eut pour conséquence l’émergence d’identités régionales fortes et revendiquées. Les sociétés humaines ne peuvent pas vivre sans repères, or la mondialisation capitaliste lamine ceux-ci à un rythme incroyablement rapide. Une partie de la société française réagit en choisissant la facilité qu’est le repli sur la nation, au détriment d’une conscience sociale audacieuse et sans doute plus difficile à rendre attractive. Pour autant la mondialisation n’explique pas tout et la question culturelle pèse également très lourd. La société française est très largement détachée du fait religieux, héritière de plus de 200 ans de lutte anticléricale et se trouve aujourd’hui en présence de populations migrantes dont la pratique religieuse est souvent très vivace et prend des formes auxquelles la majeure partie de la population n'est plus habituée et qu'elle assimile très rapidement à du fanatisme ou du prosélytisme. Cette incompréhension nourrit le vote FN car elle alimente une peur évidente que nous ne pouvons escamoter en l’identifiant simplement à du racisme ou pire à de l’islamophobie.
La percée du vote Marine Le Pen parmi les 16-24 ans est sans doute l’aspect le plus inquiétant de cette élection car l’identité politique des individus se construit à cet âge-là et varie souvent fort peu par la suite. La présidente du FN est donc en train de se construire une base politique durable qu’il sera difficile de faire changer d’avis.
Peut-on selon vous assister dans les mois qui viennent à la recomposition d'un travail antifasciste conséquent, et à quelles conditions ?
Nous sommes pessimistes car rien ne laisse percevoir une telle évolution. Il y a trop de désarroi et de méfiance réciproque de la part des militants, sans parler des calculs politiques de certaines structures, pour qu’émerge à court terme un regroupement coordonné, sans même parler de mouvement unitaire. Pour notre part, nous sommes de toute façon un petit collectif qui ne peut observer cela qu’en spectateur, sans a priori ou sans conduire de procès d’intention envers les uns ou les autres. Nous avons toujours travaillé avec qui le souhaitait, sur la base de la réciprocité et du respect mutuel. Nous continuerons à le faire à l’avenir.
Quelques mots sur la situation en Europe, et singulièrement sur la montée incroyable des néonazis en Grèce ?
Chaque pays a ses spécificités mais on observe malgré tout une convergence des populismes nationalistes, tant dans leur forme que dans leurs motivations. La Grèce n’échappe pas à ce constat et cela montre que les formules incantatoires, en l’occurrence hurler au néo-nazisme, ne changent rien si elles ne s’accompagnent pas d’un méticuleux travail social de terrain face à la crise. Or à l’évidence, les organisations les plus réactionnaires, qu’elles soient nationalistes en Europe ou religieuses dans le monde arabe, ont bien compris l’intérêt de celui-ci. Les organisations révolutionnaires doivent à leur tour s’y investir sous peine de disparaître du champ politique.
Propos recueillis par Alain Pojolat