Publié le Mardi 20 décembre 2022 à 12h28.

Les droites extrêmes et internet

La montée des droites extrêmes et des mouvements postfascistes dans plusieurs pays du monde semble être le signe d’un enracinement de plus en plus profond des idées conservatrices et réactionnaires dans nos sociétés. Intentionnellement floue, l’expression « droites extrêmes », utilisée au pluriel, permet d’ouvrir la focale sur une diversité de phénomènes de fascisation et de droitisation des espaces publics1. Si de nombreuses études existent sur l’usage d’Internet par des partis politiques d’extrême droite, notre contribution s’intéresse à de nouveaux acteurs d’influence, propageant des idées et des discours réactionnaires, identitaires, racistes, masculinistes ou complotistes, et se situant en dehors de la sphère politique et médiatique officielle.

Le terme « fachosphère » est également utilisé pour décrire la nébuleuse des expressions des droites extrêmes. Il désigne une multitude de mouvements et de courants, « des groupuscules néonazis mais aussi des masculinistes, des antiféministes en tout genre, des catholiques intégristes, des impérialistes, des royalistes, des personnes désirant la fin de la république, d’autres voulant une république plus autoritaire »2.

La fachosphère numérique : un état des lieux partiel

Ces courants s’expriment à travers des sites et des profils numériques variés ayant pour finalité de produire une information dissonante par rapport aux médias dits « traditionnels » et capables de contribuer à la construction de communautés d’opinion. En France, on retrouve des personnalités célèbres comme Alain Soral ou Dieudonné, ayant une capacité à produire des effets d’amplification des débats s’inscrivant dans des registres complotistes. Le réseau social Facebook a été investi par le groupe « Génération identitaire » (maintenant dissout) qui a essayé de normaliser son image via la création d’un profil numérique, les métriques quantitatives et réputationnelles fonctionnant en tant que marqueurs de crédibilité et de légitimité.

Les discours réactionnaires se diffusent également via des sites consacrés à d’autres domaines comme dans le cas de jeuxvideo.com, un environnement très masculin où les jeunes d’extrême droite ont pu s’implanter. On assiste également à la création de sites d’information ou de décryptage (comme fdesouche.com) affichant des lignes éditoriales proches et dont la crédibilité serait liée à leur marginalisation dans l’espace médiatique. On parle à ce propos de courants de la « réinformation » désignant un groupe d’acteurs militants alliant un ancrage idéologique identitaire et un répertoire d’action fondé sur la production d’information3. Ces courants prétendent être détenteurs de « la vraie vérité », tout en dénonçant les médias « mainstream » pour leur manque d’éthique professionnelle. En faisant front autour d’une poignée d’enjeux considérés cruciaux (comme la critique du féminisme et du « gauchisme »), les médiactivistes d’extrême droite accusent les médias de minoriser l’importance des mobilisations conservatrices et véhiculent une vision simplificatrice du champ médiatique où ils se positionnent en tant que purificateurs de l’information.

Suprémacisme, antiféminisme et xénophobie

Il ne s’agit pas toujours de projet éditoriaux et journalistiques à proprement parler mais également de profils d’« influenceurs » endossant une posture journalistique ou intellectuelle. C’est le cas du Raptor (Ismail Ouslimani), véhiculant un discours masculiniste et LGBTIphobe, ou encore de Papacito (Ugo Gil Jimenez), ayant fait parler de lui suite à une vidéo qui mettait en scène l’exécution d’un gauchiste. Ces personnes empruntent les codes des youtubeurs et font passer leurs idées réactionnaires et racistes à travers des produits éditoriaux et journalistiques « alternatifs ». Parmi les figures de la « virilosphère » nationaliste, on trouve également Julien Rochedy, ancien président de la section jeune du FN (aujourd’hui Rassemblement national) et coach en virilité qui utilise une posture académique pour justifier ses thèses suprémacistes4. Une autre figure connue sur le web est celle de Baptiste Marchais. Le concept de son émission est simple : il reçoit des invités autour d’un riche repas qui célèbre la France « saine » de la ruralité. L’une des vidéos les plus populaires de sa chaîne est celle où il rencontre Papacito (plus de 880 000 vues) pour parler de musculation, du Moyen Âge et de « l’inculture des gauchistes »5. Les youtubeurs d’extrême droite constituent un écosystème, ils s’aident mutuellement et prennent comme cible les youtubeurs de gauche (comme Osons causer ou Usul, incroyablement bien moins célèbres sur la toile).

Dans cette nébuleuse des droites extrêmes on trouve également des prétendues féministes d’extrême droite comme le collectif Némésis dont la présidente, Alice Cordier, très connue dans les médias sociaux, défend la « remigration » (notion qui consiste à renvoyer dans leur « pays d’origine » toutes les personnes ayant un ancêtre hors de France), le mâle blanc et l’identité de la femme française6.

On commence en effet à parler de la consolidation, sur les réseaux sociaux, d’une « manosphère », émanation récente des sphères traditionnelles de l’extrême droite, où se retrouvent les défenseurs de la « cause masculine » qui est de plus en plus indissociable de la prolifération de discours complotistes.

Les registres de proximité utilisés par ces influenceurs et ces influenceuses permettent notamment de présenter les idées des droites extrêmes sous une forme ludique et décalée qui en favorise la banalisation.

En marge des organisations partisanes, les discours des droites extrêmes sont donc également co-écrits par des individualités à fort capital social et relationnel et dont la notoriété se fonde précisément sur la construction maîtrisée d’une image « authentique » et d’une rhétorique faussement « antisystème ». Tout en se présentant en tant que personnes-ressources, médiatrices des connaissances et des aspirations partagées avec leurs communautés, ces influenceurs s’imposent de plus en plus comme des instances « médiatiques », diffusant des contenus susceptibles de contribuer à la propagation des idées des droites extrêmes.

Un confusionnisme de plateforme

Dans le modèle économique de la plateforme, les producteurs de contenu se rendent sur les plateformes d’annonceurs comme YouTube pour créer à la fois le produit et la communauté à même de l’apprécier. Le modèle de la plateforme facilite ainsi l’articulation entre les discours politiques et les pratiques de consommation, adossées aux formes de sociabilité, d’affiliation et de construction des savoirs en ligne.

Les influenceurs participent à la production de nouvelles marchandises qui sont partagées, évaluées et mises en circulation par des communautés numériques fondées sur des bases relationnelles et affectives. En exposant leurs vies et leurs visions du monde, ils livrent aux communautés un idéal dans lequel se projeter. Tout en facilitant la diffusion des idées conservatrices, xénophobes et réactionnaires, les influenceurs d’extrême droite renforcent également les logiques de la compétition et du dépassement de soi, alimentant la course vers la productivité économique et la préparation de la demande de biens et services.

Si certains influenceurs peuvent revendiquer une certaine expertise, ils ne s’engagent pas systématiquement dans un réel processus de professionnalisation, leur influence dérivant avant tout de leur mise à distance à l’égard des acteurs officiels. Située à mi-chemin entre la campagne marketing et l’activisme, leur stratégie se déploie dans un cadre faiblement organisé et reposant essentiellement sur les mécanismes du marché.

Les plateformes d’annonceurs comme Facebook ou YouTube incitent à la création de communautés homogènes d’opinion et d’intérêt susceptibles d’optimiser les opérations de ciblage publicitaire et de segmentation des publics. Elles permettent aux influenceurs de monétiser leurs activités en ligne ou de les articuler avec d’autres expériences d’entrepreunariat fondées sur la valorisation de la communauté d’abonnéEs et sur son déplacement dans d’autres contextes de consommation.

Cela ne signifie pas que les plateformes soient directement à l’origine d’une plus vaste diffusion des discours des droites extrêmes dans la société, ces mouvements faisant l’objet d’une recomposition des champs politiques et militants qui s’inscrivent dans un contexte à la fois historique et politique dont les coordonnées doivent être recherchées en dehors de la sphère d’Internet. Cependant, dans un contexte marqué par une défiance accrue vis-à-vis de la politique et par un affaiblissement des organisations collectives et du militantisme au sens large, le déploiement stratégique de ces profils peut participer à l’implantation et à la normalisation des idées des droites extrêmes.

Selon Philippe Corcuff, la désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage droite/gauche génère un confusionnisme rhétorique et idéologique au sein des espaces publics. Ce confusionnisme, amplifié par les réseaux sociaux numériques, semble favoriser des bricolages idéologiques ultra-conservateurs et identitaires7.

Le cas du Raptor, youtubeur d’extrême droite

Le Raptor a ouvert sa chaîne YouTube d’information politique d’extrême droite en 2015. En l’espace de six ans, il a réussi à rassembler une communauté de 733 000 abonnés, un nombre équivalent à celui de Jean-Luc Mélenchon (809 000), la personnalité politique française la plus célèbre sur YouTube.

Sa chaîne, inspirée de l’univers du jeu vidéo et des mangas, a été validée par la plateforme8 et héberge une quarantaine de vidéos dont le nombre de vues oscille entre 400 000 et un million. Outre à la monétisation sur YouTube, l’influenceur recourt à la mise en place de partenariats avec des sponsors (les entreprises de jeux vidéo notamment) qui débouchent sur des placements de produits et la diffusion de codes promotionnels. À côté de son activité sur YouTube, le Raptor a une activité entrepreneuriale dans la vente de compléments alimentaires et fournit des services de coaching dans le domaine du fitness.

Sa stratégie d’influence est multicanal – le Raptor est présent sur Instagram (144 000 abonnés), Twitter (210 000) et Facebook (121 000), Instagram lui permet de garder la communauté active dans les temps morts de la production audiovisuelle et de diffuser des opinions, des modèles culturels et des styles de vie qui sont étroitement liés à sa pensée conservatrice. L’affichage et la mise en scène de sa vie quotidienne, sa parentalité, ses entraînements, ses voyages, lui permet de créer un lien affectif avec sa communauté et de développer des registres spécifiques d’authenticité et de proximité. C’est sur Instagram que se réalise le passage de la gestion de la communauté d’opinion à la gestion de la communauté de clients. La diffusion de produits informationnels affichant une certaine vision du monde et visant à promouvoir également des pratiques sociales, sportives et de consommation, lui permet donc de lancer des opérations commerciales et de vente sur d’autres sites web.

Le Raptor adopte les codes des youtubeurs spécialisés dans le décryptage de l’actualité : langage jeune et souvent grossier, style cash, convivial et décontracté. On remarque aussi une réflexion autour des formats de l’offre journalistique et un effort de professionnalisation qui passe également par la création d’une ligne éditoriale. Les discours d’extrême droite sont développés à partir de l’analyse de l’actualité et contribuent à la construction d’un univers cohérent aux accents complotistes. L’usager est projeté dans une société dystopique où les gens sont contrôlés par des techniques de communication politique et par la propagande des médias, où les connaissances et l’histoire de la nation sont effacées par de nouveaux courants de pensée définis comme « gauchistes » et ayant la fonction d’éloigner les gens de la réalité. Des thèmes récurrents sont constitués par les critiques des revendications du féminisme, du mouvement LGBTI, du « wokisme » et de l’« écologisme », notion préférée à celle d’écologie. Le Raptor déclare : « un garçon est un garçon, une fille est une fille, ce sont des choses très simples qu’on ne peut pas dire dans les médias mainstream ».

Un discours fascisant

Malgré une proximité assez explicite avec le projet politique de Zemmour, le Raptor déclare être sans étiquette.

La stratégie discursive se situe sur le terrain des valeurs, des modes de vie, du religieux, du culturel et de l’identitaire, le fil conducteur étant constitué par la construction d’un « soi » (ethnique, religieux, national) qui s’oppose à « l’autre »9.

On remarque également la présence de trois axes discursifs ayant une matrice postfasciste. Tout d’abord, on retrouve la construction d’un ennemi interne (les gauchistes, les médias) et externe (les immigrés) accompagnée par la revendication des thèses du « grand remplacement ». Cela permet d’affirmer que la nation ethnique serait menacée et de lui attribuer des vertus comme le talent, la tradition, la qualité des produits… mais aussi la force, la virilité, la maîtrise de soi. Enfin, on remarque une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la société10 causé par les courants gauchistes qui balayent l’histoire et les connaissances du siècle passé, qui les déconstruisent pour affirmer la dimension sociale de phénomènes d’ordre biologique.

Le gauchisme est identifié comme la cause de la décadence de la civilisation occidentale, il est également désigné comme une « maladie mentale » qui produit une vision déformée de la réalité et de la société. La France à l’en croire serait un « pays sovietisé », qui baigne toujours dans le socialisme avec un État trop présent qui étouffe l’esprit d’entreprise par les impôts.

Dans les discours du Raptor, les lois de la compétition et du marché sont naturalisées et sont élargies à toute les autres sphères de l’activité humaine. Le youtubeur se fait donc le promoteur d’un mode de vie où le refus du gauchisme et l’entraînement du corps font partie d’une logique de transformation de soi et de construction d’un homme nouveau.

Son discours vise effectivement à manager les âmes, à promouvoir des conduites qui sont conformes avec le développement de la responsabilité individuelle et qui peuvent aller dans le sens de la construction d’une société conçue comme une somme d’individus.

Quels enseignements pour la gauche radicale ?

Les discours des droites extrêmes circulent et se banalisent dans les sphères numériques à partir de stratégies d’influence en ligne, déployées par des acteurs non institutionnels. Le filon « extrême droite » participe ainsi de la construction d’une marque personnelle, un élément de distinction faussement antisystème qui permet de construire une notoriété en ligne et de nouvelles niches de marché.

Il s’agit d’un univers à la fois confus et extrêmement cohérent : les discours d’extrême droite, impliquant l’affirmation de la virilité, la haine du féminisme, du véganisme et de l’écologisme, se mêlent à un ensemble de valeurs conservatrices (le respect de la famille et de traditions), à une discipline sportive et à un mode de vie (fondés sur le renforcement du corps, le soin de son alimentation et de sa santé).

Le message est le suivant : il faut s’endurcir, s’entraîner pour mieux affronter les obstacles et chercher des solutions par soi-même et non pas en faisant appel aux mécanismes de la solidarité et du bien commun qui sont au contraire refusés et ridiculisés. La violence verbale est associée à la possibilité de la violence physique et du passage à l’acte qui se situe en creux de la célébration de la force musculaire.

Cette étude de cas démontre l’importance de réélaborer une boussole émancipatrice qui peut trouver son élan dans les nouvelles luttes anti-impérialistes, antiracistes, féministes et écologistes. Elle pointe aussi l’importance pour la gauche radicale d’en prendre la mesure et d’être présente dans l’ensemble des canaux de communication et des débats politiques qui traversent la société.

  • 1. Elsa Gimenez et Olivier Voirol. « Les agitateurs de la toile. L’Internet des droites extrêmes. Présentation du numéro », Réseaux, vol. 202-203, no. 2-3, 2017, pp. 9-37.
  • 2. https://theconversation…
  • 3. Stephan Gaël et Vauchez Ysé, « Réinformation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 novembre 2019.
  • 4. https://theconversation…
  • 5. https://www.lemonde.fr/s…
  • 6. https://charliehebdo.fr/…
  • 7. P. Corcuff (2020), La grande confusion, comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Éditions Textuel.
  • 8. Pour qu’une chaîne soit validée, elle doit atteindre les 100 000 abonnés, être publique, disposer d'une bannière, d'une description et d'une photo de profil. Elle doit aussi appartenir réellement à un créateur, être active et proposer des contenus.
  • 9. François S., Lebourg N. (2016), Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes.
  • 10. Vanina Giudicelli. « Existe-t-il un danger fasciste en France ? », Contretemps. 4 mai 2017.