-La Sécurité sociale a pu voir le jour à la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce à une mobilisation sociale et un rapport de forces exceptionnels. La bourgeoisie, discréditée par la collaboration, dut alors beaucoup lâcher pour ne pas tout perdre. La « Sécu » prit ensuite son essor sous la pression des mobilisations sociales dans la période d’expansion économique continue qui a suivi (années 1950 et 1960). L’augmentation des taux de cotisation, l’accroissement du nombre de cotisant·es, a permis une progression continue de la couverture des assurés (retraites, famille, maladie, accidents de travail)
Aujourd’hui, après 50 ans de contre-réformes, les salariés ont perdu le contrôle sur la gestion de la Sécurité sociale. Elle se transforme en une administration dépendant de l’État. L’accès à des droits sociaux pour toutes et tous se transforme en une assistance minimum et insuffisante qui doit être complétée, selon les moyens de chacun·e par des assurances complémentaires privées.
Afin d’éviter que la crise du Covid n’aboutisse à l’effondrement de l’économie, Macron a utilisé la Sécurité sociale comme arme « anti-crise », ce fut le « quoi qu’il en coûte ». Aujourd’hui, la facture n’est pas présentée à ceux qui ont accumulé les profits pendant cette période, mais aux salarié·es et aux assuré·es sociaux, sous forme d’une « dette » à rembourser.
Le gouvernement Barnier avec la complicité du Rassemblement national, devait permettre à Macron, désavoué dans les urnes, de continuer de faire payer la crise aux classes populaires. Leur projet commun est d’en finir avec le germe de socialisme dans la société capitaliste qu’est la Sécurité sociale. Pour le Nouveau Front Populaire l’alternative ne peut être qu’une rupture avec ces politiques qui furent aussi promues par la gauche social-libérale avec Mitterrand, Jospin et Hollande.
La «Sécu», cible de l’offensive néolibérale
Le retournement de la situation économique à la fin des années 1960, l’entrée dans une période longue de stagnation et de dépression économique a amené la bourgeoisie à prendre l’offensive pour restaurer ses profits. Pour y parvenir, utilisant la pression du chômage, les politiques d’austérité et de précarisation menées par tous les gouvernements ont eu pour but de «baisser le coût du travail», en d’autres termes de baisser les salaires, à commencer par leur partie socialisée, mise en commun dans les caisses de Sécurité sociale ou de l’assurance chômage1.
Dans un article publié, en mai 1986, Ernest Mandel2 analysait l’instauration d’une « société duale », dans laquelle un nombre croissant de salarié·es verrait ses droits sociaux se réduire jusqu’à être supprimés : « C’est un gigantesque recul historique sur une question clé : les salaires indirects (socialisés). Par une longue lutte historique, la classe ouvrière de l’Europe de l’Ouest, de l’Australie et du Canada (et dans une moindre mesure des USA et du Japon) avait arraché au capital ce ciment fondamental de la solidarité de classe, à savoir que les salaires ne doivent pas seulement couvrir les coûts de reproduction de la force de travail de ceux qui sont effectivement employés, mais les coûts de reproduction du prolétariat dans sa totalité, pour le moins à l’échelle nationale, c’est-à-dire aussi l’entretien des chômeurs, des malades, des personnes âgées, des travailleurs et des travailleuses invalides et de leurs enfants, à un minimum vital supérieur au ‘‘seuil de pauvreté’’ officiellement reconnu ». Il synthétisait ainsi les objectifs des contre réformes : « à travers la pression en faveur de la société duale, du travail à temps partiel, du travail précaire, du travail au noir, le capital veut désormais réduire les salaires aux seuls salaires directs, qui déclineront ensuite inévitablement en fonction de la croissance massive de l’armée de réserve ». Quarante ans plus tard la lucidité de cette analyse est confirmée. Les résistances, pourtant fortes, n’ont pu s’opposer victorieusement à l’accumulation des contre- réformes des retraites, du système de santé, de l’assurance chômage3 et à la précarisation de l’emploi.
En France, l’offensive contre la Sécurité sociale a longtemps été menée de manière hypocrite, sous couvert de « défense de notre modèle social », menacé par le « déficit » (le célèbre « trou de la Sécu »). L’austérité était présentée comme le seul moyen de « sauver la Sécu ». Avec l’arrivée au pouvoir de Macron une nouvelle étape a été franchie : l’affirmation ouverte que le «modèle social» lui-même doit être remis en cause. Selon l’expression du président il coûterait un « pognon de dingue »4, tout en étant inefficace.
Pour Bruno Le Maire5 « nous ne parviendrons pas à 5 % de chômage à modèle social constant ». La Sécurité sociale de 1945 doit être abandonnée : « Les salariés ne peuvent plus être les seuls financeurs du modèle social. La charge est trop lourde. Il faut trouver des voies complémentaires, plus justes et moins pénalisantes pour le travail et la production ». Contrairement à ce qu’affirme Le Maire, les seuls à être « pénalisés » par la « charge trop lourde » du financement de la Sécurité sociale, sont les patrons, contraints de réduire leurs marges pour verser des cotisations sociales. C’est bien à cela qu’il veut remédier. Les salariés sont au contraire les bénéficiaires de ces versements pour élever leurs enfants, se soigner, profiter de leur retraite, ou être indemnisés quand ils sont au chômage. Ils et elles ont tout à perdre à leur diminution.
Le cadre européen : la stratégie des « trois piliers »
Alors qu’en Europe les systèmes de protection sociale étaient des systèmes très majoritairement publics, l’Union européenne a impulsé une stratégie de réduction de la dépense publique et de privatisation dite « des trois piliers ». Celle-ci consiste à transformer des couvertures sociales publiques ayant vocation à répondre aux besoins, en protections minimum et insuffisantes rendant indispensable, pour celles et ceux qui le peuvent, le recours à deux autres « piliers » : des assurances privées financées (partiellement) par les entreprises pour le second pilier et par les particulier·es pour le dernier.
C’est ce modèle qui, en France, va inspirer, avec une grande continuité, les politiques sociales de tous les gouvernements de droite ou « de gauche » au gré des « alternances ».
« Fiscaliser » et « étatiser » pour privatiser
Les contre-réformes utilisent deux leviers s’épaulant l’un l’autre la « fiscalisation » et « l’étatisation ». Le premier consiste à substituer aux cotisations sociales, des impôts et taxes qui ponctionnent avant tout le revenu des classes populaires. Le second vise à transformer la Sécurité sociale, institution autonome, à l’origine gérée majoritairement par les représentant·es des assuré·es en un rouage de l’administration étatique.
La fiscalisation
C’est avec le gouvernement (PS) de Michel Rocard et la création de la CSG6 (contribution sociale généralisée) que la fiscalisation prend son essor. Les résultats sont spectaculaires. En 1980 la Sécurité sociale est financée à 96,9 % par des cotisations. En 20237 la part de celles-ci n’est plus que de 56,4 % tandis que celle de la CSG, des impôts et taxes divers s’élève à 38,1 %. Le taux de CSG sur les salaires, initialement de 1,1 % est passé à 9,20 % aujourd’hui. Les retraité·es sont également mis à contribution.
Un basculement s’opère ainsi dans le financement de la Sécurité sociale. En 2023 la part des « ménages » s’est élevée à 45,6 % tandis que celle des employeurs (entreprises privées et administrations publiques) n’était plus que de 54,4 %8
Dans le même temps Rocard instaurait le RMI, devenu RSA. Une allocation de survie versée à l’origine par l’État, puis transférée aux départements. Son but : se substituer, en partie, à l’assurance chômage financée par les cotisations sociales.
Une autre forme de la fiscalisation, plus pernicieuse encore, serait l’augmentation des taux de TVA, pour financer la protection sociale. La TVA dite « sociale » consiste à remplacer les cotisations « patronales » par l’impôt le plus injuste de tous, la TVA. Brièvement mise en place par Sarkozy, puis supprimée, elle est de nouveau un cheval de bataille du MEDEF comme alternative aux très légères augmentations de cotisations du plan Barnier.
Dans le contexte de « maitrise des dépenses » la fiscalisation n’a pas pour but d’apporter des ressources supplémentaires à la Sécurité sociale, mais de diminuer la part des cotisations des employeurs qui ont bénéficié d’exonérations de plus en plus massives.
Développés à l’occasion du passage aux 35 heures (loi Aubry) les allégements de cotisations patronales sur les salaires sont de 16 milliards en 2004. Ils atteignent 32,7 milliards avec le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi) de F. Hollande. Ils se sont envolés à l’ère Macron pour atteindre la somme astronomique de plus de 82 milliards en 20229. En 20 ans leur montant a été multiplié par 5. Il a triplé entre 2012 et 2022. Loin de se limiter aux bas salaires, les exonérations de cotisations concernent désormais 75 % des salariés10.
Quant aux créations d’emplois justifiant ces cadeaux massifs aux patrons, elles n’ont jamais été au rendez-vous. Le comité de suivi du CICE lui-même estime que 100 000 emplois auraient été créés entre 2013 et 2015 (Gattaz, président du MEDEF en avait promis un million !) soit un coût d’environ 200 000 € par emploi c’est-à-dire quatre fois le coût d’un emploi moyen. Maintenu sous forme de cotisations, l’argent des exonérations aurait permis des milliers de recrutements dans des établissements publics (hôpitaux) où ils font cruellement défaut.
L’étatisation
La fiscalisation contribue à justifier à l’étatisation de la Sécurité sociale. Financée par l’impôt, elle n’aurait plus vocation à être gérée par les représentants des salariés, ni même cogérée par les « partenaires sociaux ».
La Sécurité sociale n’a certes jamais été totalement indépendante de l’État. Mais avec les ordonnances Juppé de 1996, toute forme d’autonomie est supprimée. Les recettes et les dépenses sont fixées par une loi de financement de la Sécurité sociale votée chaque année par le Parlement. La gestion de leurs cotisations échappe ainsi totalement aux assurés sociaux. Hors de toute définition des besoins réels, dans une logique purement comptable, la loi limite les recettes et crée, délibérément, le « déficit ». Elle fixe des enveloppes « fermées » de dépenses, toujours insuffisantes pour chaque branche de la Sécurité sociale (retraites, prestations familiales, maladie, accidents de travail).
L’étatisation libérale de la Sécurité sociale n’est pas le contraire de la privatisation, elle en est la condition. En plaçant la gestion de la Sécurité sociale sous la coupe d’un ministère des « comptes publics », l’État a les mains libres pour réduire la dépense publique. Il favorise ainsi l’expansion des assurances privées. Les fonds de pension par capitalisation deviennent le complément nécessaire de retraites insuffisantes. Les assurances complémentaires santé sont rendues indispensables pour accéder aux soins, et aux biens de santé.
Une étude de l’UFC - Que choisir a établi que de 2006 à 2017 la cotisation moyenne à une complémentaire santé a augmenté de 47 %, c’est-à-dire 3 fois plus que l’inflation. la hausse moyenne des tarifs des mutuelles, après avoir augmenté de 7,1 % en 2023, puis de 10 % en 2024 va se poursuivre en 2025 avec la baisse prévue de 70 à 60 % des remboursements des consultations des médecins et sages-femmes par l’Assurance maladie.
La destruction de la solidarité et la précarité, terreau de la montée de l’extrême droite
En restreignant les droits sociaux les contre réformes ont renforcé la précarité de la condition salariale. Tomber dans la misère, si l’on est sans emploi, ne plus pouvoir se soigner et voir les services publics disparaitre si l’on est malade, recevoir une pension insuffisante pour vivre sa retraite deviennent des angoisses qui s’ajoutent à celles créée par des salaires ne permettant pas de finir le mois.
La réduction des droits pour tous qu’accordait auparavant la Sécurité sociale ne peut que renforcer la concurrence entre salarié·es et dissoudre la solidarité de classe. C’est sur ce terreau que se développe le « sentiment d’abandon » exploité ensuite par l’extrême droite. Il devient facile d’insinuer que l’on est « oublié » alors que d’autres, les « assistés », les immigrés, etc. « profitent» du système. La gestion de la Sécurité sociale par un État et des institutions dépourvues de légitimité vient conforter ce ressentiment.
Le nécessaire combat contre l’idéologie raciste et les idées d’exclusion que véhicule l’extrême droite, doit s’appuyer sur la lutte contre les causes matérielles qui en permettent le développement. Défendre la « Sécu » et la solidarité de classe qu’elle crée entre salariés et chômeurs, malades et bien-portant, retraités et actifs, est indissociable du combat contre la montée de l’extrême droite. Si tout le monde accède à des droits suffisants, l’idéologie selon laquelle certains « payent » et n’ont rien, tandis que d’autres tirent les marrons du feu perd son apparence de justification.
Les luttes décisives sont devant nous
Malgré la continuité et l’ampleur de 50 ans d’attaques, et de reculs, les combats pour la Sécurité sociale se situent toujours devant nous. Les 470 milliards d’euros de son budget, ce « pognon de dingue » qui représente le quart de la richesse produite dans le pays, reste un enjeu décisif de la lutte de classe.
Ce combat ne peut être gagné que si, sur le terrain social, les mobilisations sont assez puissantes et déterminées pour imposer le rapport de force nécessaire et qu’elles s’appuient sur une alternative. Tracer cette alternative rompant sans ambiguïté avec les politiques social-libérales dont les gouvernements « de gauche » ont été, trop souvent, les promoteurs est un enjeu décisif pour le Nouveau Front populaire.
Cette alternative ne peut être, non plus, une version « de gauche » de la fiscalisation et de l’étatisation, qui accepterait la disparition des cotisations sociales au profit d’une fiscalité « juste », « taxant les riches », qui laisserait la gestion de la Sécurité sociale entre les mains de l’État, au gré de majorités incertaines, fragiles et changeantes, et d’institutions discréditées et anti-démocratiques.
Se réapproprier la Sécurité sociale, pour la gérer dans l’intérêt des assurés/salariés doit rester l’un des axes forts du combat du mouvement ouvrier. C’est un débat essentiel à mener dans les comités du Nouveau Front populaire et dans l’ensemble du mouvement social.
- 1. Pour des raisons historiques l’assurance chômage n’a pas été intégré à la Sécurité sociale. En 1945 l’heure était plutôt au manque de main-d’œuvre que l’on faisait venir des colonies pour la « reconstruction ». L’Assurance chômage ne sera créée qu’en 1958. Pour le NPA, elle doit devenir l’une des branches de la Sécurité sociale.
- 2. Ernest Mandel, « La crise actuelle et l’avenir du travail humain », Revue Quatrième Internationale, n°20 Mai 1986, p. 20.
- 3. Tout au long de cet article l’assurance chômage sera considérée comme élément de la Sécurité sociale, bien qu’elle n’y soit pas rattachée pour des raisons historiques. L’assurance chômage n’est créée qu’en 1958. Le NPA défend l’intégration de l’Assurance chômage dans la Sécurité sociale.
- 4. Video publiée sur Twitter le 12 juin 2018.
- 5. Bruno Le Maire, La voie française. Ed. Flammarion, 2024, p. 50.
- 6. La CSG est un impôt pré-affecté à la protection sociale, payé à plus de 80 % par les salarié·es et les retraité·es.
- 7. Les chiffres clés de la Sécurité sociale édition 2024.
- 8. idem.
- 9. Selon la Commission des comptes de la Sécurité sociale.
- 10. Simon Arambourou « En finir avec le tabou des exonérations de cotisations, multipliées par cinq en vingt ans », Alternatives économiques, 23 octobre 2024.