Publié le Mardi 29 juillet 2025 à 09h00.

Dépendance et capitalisme souterrain  : que sont exactement ces maux qui font souffrir nos quartiers ?

Le NPA-A soutient depuis longtemps une politique de dépénalisation de la consommation des stupéfiants : il y a néanmoins plus à dire sur la consommation de drogues pour construire une politique qui soit réellement en faveur des quartiers populaires. Pour l’expliciter, il faut revenir sur la place que prennent les drogues dans le quotidien des banlieues, incarner le propos et identifier le rôle politique qu’elles jouent. 

Le « coup de filet » organisé à Marseille le 24 avril, sous la forme d’une spectaculaire opération contre le narcotrafic nous rappelle la place idéologique que prend la lutte contre les drogues pour légitimer l’autoritarisme de l’État.

Cela ne vous aura pas échappé : l’expression « quartiers populaires » est un terme politiquement correct pour désigner les quartiers non-blancs, les quartiers majoritairement peuplés de personnes issues de l’immigration post-coloniale directe ou indirecte. Tout d’abord, accordons nous sur une définition de ce que sont ces quartiers. Les quartiers sont des zones d’habitation urbaines, pauvres, qui regroupent souvent plusieurs diasporas et qui ont la particularité d’être des sujets de discussions sociétales à eux seuls.

Si l’on en croit les médias et les politiques, un quartier est « une zone de non-droit », un « territoire perdu de la République ». Pourquoi ce dénigrement ? C’est simple : c’est l’héritage post-colonial de la gestion des ex-colonies. C’est le code de l’indigénat en plus subtil, c’est la mission civilisatrice de retour, etc.

Un peu comme partout, un « quartier populaire », c’est un milieu de vie qui a sa beauté et ses vices, à l’exception près que les quartiers sont les territoires les plus rongés par la dépendance et la délinquance.

La dépendance aux drogues est une politique d’exclusion

La dépendance dans les quartiers se résume à trois ou quatre drogues : alcool, cannabis, cocaïne, héroïne. C’est le cas au Havre en tous cas et je me suis moi-même, non sans peine, extirpé de l’alcool et de la cocaïne. Cette propension à la dépendance s’explique de plusieurs manières : la pauvreté qui pousse à consommer pour supporter son quotidien, la violence ambiante qui pousse à la consommation et… les yeux fermés de l’État sur la question de la consommation de drogue dans les quartiers tout en « combattant » son trafic histoire de faire monter le sentiment d’insécurité chez le français moyen. Cette posture de l’État est non sans rappeler l’introduction du crack dans les ghettos noirs américains. Certes, la situation n’est pas identique, mais la volonté politique reste la même.

C’est cette domination, ce racisme, ce suprématisme blanc qui ne voit le non-blanc que d’une manière libidineuse, d’une manière civilisationiste, d’une manière où les non-blanches et non-blancs ne sont pas considéré·es comme des êtres mais des sous-êtres, des parasites qui ne peuvent que, pour se rattraper, rentrer dans la modernité occidentale par la grande porte et devenir des porte-parole de la pensée blanche à son paroxysme, des larbins qui ne doivent surtout pas dévier d’un poil de la pensée dominante de la bourgeoisie blanche au risque de se faire rattraper par ce qu’ils sont avant tout dans la pensée blanche : des non-blanches et donc des sous-êtres. C’est cette volonté qui perdure dans les États postcoloniaux, à travers la tolérance-répressive du trafic : étouffer la motivation, l’envie d’un changement radical de la société, la colère de vivre de façon indigne, créer une résignation à sa condition et avoir des chefs d’inculpation faciles.

Cette torpeur et cette résignation ne s’annulent que lorsque l’économie morale des populations non-blanches est poussée à bout. Lorsque l’État, par le biais de la police, commence à tuer nos frères, apparaît un début de colère, une volonté de hurler « NON » à leur élimination. Là, un balbutiement de révolution éclate, une révolte.

Malheureusement, les soulèvements sont rapidement étouffés par une répression violente, un manque de soutien politique, une diabolisation des émeutiers qui, pourtant, ne font qu’exprimer une colère légitime, comme après la mort de Nahel. Une colère nationale. Un ras le bol. Un déferlement de colère et de violence dans tout le pays. Mais aussi une répression ultra violente, la criminalisation de Nahel comme des émeutiers afin de les diaboliser, sans jamais parler de l’idéologie raciste profonde qui gangrène la Police, celle-ci devant être totalement repensée pour la sécurité des nôtres, pour une réelle sécurité générale, pour une police du peuple.

Les méthodes de la police dans ce genre de situation sont aussi explicites : la publication du casier judiciaire de la victime. Comme si le fait d’avoir un casier judiciaire justifiait le fait de se faire tuer… La peine de mort a certes été abolie, mais pas pour les non-blancs. La peine de mort a simplement changé de méthode d’application : la police l’inflige et n’est presque jamais condamnée. Ainsi, le pouvoir judiciaire est remis au bras armé de l’État, à cette institution fascisante aux méthodes de répression héritées de l’époque coloniale qu’est la police.  C’est inadmissible.

Ce mélange de pauvreté, de dépendance de violence, d’abandon et de ressenti d’être un citoyen de seconde zone offre un boulevard au trafic de drogue. Celui-ci permettant d’assouvir le manque des produits, de gagner de l’argent lorsque les employeurs rejettent cette population, et de canaliser en partie cette violence, la dirigeant vers les nôtres plutôt que sur nos véritables bourreaux : les bourgeois blancs et puissants.

La base raciste de l’économie souterraine

La base de cette économie souterraine, c’est le racisme. Que ce soit à l’emploi, au logement, par le fait que les non-blancs sont contrôlés 20 fois plus que les Blancs (délit de faciès), par l’invisibilisation politique des non-blancs qui ne font pas de zèle pour être acceptés par le Blanc (surtout les hommes d’ailleurs), le racisme est à la base de ce capitalisme. Historiquement et contemporainement. De la colonisation à la gestion postcoloniale des quartiers populaires, le racisme est toujours  présent, changeant simplement de forme en même temps que le capitalisme a évolué. Pour citer Sadri Khiari1: « si [la République] a horreur qu’on lui rappelle ses crimes, c’est bien qu’elle est toujours coupable ! » Cette culpabilité est insupportable à la France qui préférerait avoir une amnésie sur cette période, qu’on ne lui rappelle pas ce passé colonial et raciste qu’elle fait perdurer jusqu’à nos jours.

Si l’on parle de postcolonialisme, c’est bien parce que le colonialisme n’a jamais cessé de perdurer sous différentes formes, changeant seulement de masque mais continuant à soumettre sa population postcoloniale et sa descendance désormais installée en métropole. Le colonialisme, le code de l’indigénat, le racisme etc. Tout cela n’a fait que changer de forme. La polémique sur le déboulonnage des statues de colons et les changements de noms de rues honorant les colons, notamment organisée par Brigade anti-négrophobie (BAN) lors de la décennie dernière, en dit long sur cette continuité…

La descendance de nos grand-parents ou parents colonisé·es, qui sont né·es, et ont vécu toute leur vie en France est donc sujette au post-colonialisme, au racisme, dès leur plus jeune âge et ce sentiment de rejet de la part de l’État n’est donc pas sans incidence. Comment évoluer sainement dans un pays qui nous méprise ? Comment se comporter sainement quand les infrastructures culturelles de nos quartiers sont délabrées ? Comment ne pas avoir plus de chance qu’un autre de finir en échec scolaire dans des ZEP où la majorité des profs sont des débutants ? Comment ne pas avoir plus de chances qu’un autre de tomber dans la délinquance quand cette rage, cette haine que j’ai pu moi même ressentir est alimentée par une politique de rejet ?

Ce n’est pas un hasard si le deal prospère dans les quartiers. « C’est bien nous les anti-héros, les prolos ultra-libéraux » disait Dosseh2. Ce n’est pas un hasard si cette économie souterraine, ce capitalisme hardcore n’est que partiellement combattue par l’État. Bien évidemment, il y a la question de faire monter le sentiment d’insécurité, mais également de pousser, encore une fois, au repli social cette population. Je ne connais personne qui risque la prison par plaisir. Je ne connais personne qui se mette en danger par plaisir. La vie de dealer, c’est ironiquement la vie de l’insécurité. C’est le risque de mourir d’un conflit, c’est le risque d’être emprisonné, c’est le risque de faire pleurer nos mères. C’est le risque de devenir fou à force de traumas. C’est le risque de finir en hôpital psychiatrique.

La réalité du trafic, c’est la réalité raciste, la réalité postcoloniale de notre pays. La volonté de laisser vivre les non-blancs dans des bâtiments qui auraient dû être détruits il y a 40 ans, entassés, excentrés, et livrés à eux même ne peut qu’encourager ce commerce parallèle entretenu volontairement par la bourgeoisie blanche. Le trafic laisse ses travailleurs dans une précarité extrême, dans un océan de violence incontrôlable, avec des pulsions de mort bien plus importantes que les pulsions de vie. J’ai cité les raisons de cette précarité plus haut, mais j’aimerais développer deux  autres points qui permettent de mieux comprendre l’articulation entre la violence subie et l’exercice de la violence dans le trafic : La violence, qui est à la fois le réceptacle de la frustration du rejet est une partie intégrante de la réalité du trafic de drogue : dealers aux dents longues, violences policières (même si elle ne vise pas exclusivement les dealers évidemment), bagarres sous alcool ou autres produits pour des broutilles et j’en passe… Toutes les conditions sont réunies pour faire du dealer un être instable et violent.

Économie pulsionnelle et instantanée

L’économie pulsionnelle propre à ce mode de vie. Comme développé plus haut, la violence est omniprésente dans ce milieu. Beaucoup d’entre nous ont vu des proches partir en prison, vu des proches mourir. Le rejet systématique, l’entassement, les conditions de vie alimentent l’esprit de revanche, alimentent la colère, alimentent la négativité et l’agressivité.

Les pulsions de mort, ce sont les pulsions négatives : la violence, la négativité, l’agressivité, la mort. Les pulsions de vie sont donc logiquement les pulsions positives : l’amour, la sexualité, la vie. Les pulsions négatives prenant largement le pas sur les positives, elles génèrent une tension, une haine, une obsession qui peut mener à la folie. Certains seront juste vus comme « mystiques » sans jamais être pris en charge. D’autres finiront en prison, la maladie psychiatrique n’étant pas prise en compte dans l’action de l’individu, et l’emprisonnement coûtant 8 fois moins cher à l’État que l’hospitalisation. D’autres finiront en psychiatrie, le poids des pulsions de mort ayant écrasé l’esprit des concernés.

En bref, pour les habitants des quartiers populaires, et en particulier pour les hommes, qui seraient tombés dans ce trafic, il y a trois issues possibles : la prison, l’hôpital psychiatrique ou le cimetière.

Ce n’est pas pour rien que, à leur époque, des milices armées ont été créées par le Black Panthers Party (BPP) pour sécuriser les ghettos. Ce n’est pas pour rien que le BPP faisait la chasse aux dealers. Si le BPP a fait tout ça, c’est pour une seule raison : stopper l’hémorragie générale des ghettos et créer un terrain propice à une révolution socialiste.

Dépasser la légalisation du cannabis

C’est pour toutes ces raisons qu’on ne peut pas se suffire de notre argumentaire sur la légalisation du cannabis.

La conséquence de la légalisation, que ce soit au niveau de la précarité ou du risque sanitaire, n’est pas une solution envisageable : la pauvreté dans les quartiers restera inchangée. Le trafic de cannabis ne se retrouvera donc pas stoppée mais adaptée à la situation de la légalisation. Casse des prix, produits coupés… Si les petits acteurs actuels du trafic de drogue étaient « reconvertis », embauchés dans les coffee shop, il y aurait matière à discuter. Sauf que nous savons pertinemment que ce ne sera pas le cas. Le risque sanitaire est largement présent et dangereux quand on sait quels effets le cannabis peut avoir sur le psyché. Les dealers devront également, pour faire face à la concurrence légaliste, vendre d’autres drogues plus dures et plus dangereuses, donc plus mortelles. La cocaïne, déjà largement démocratisée depuis quelques années, va exploser en terme de demande et de trafic. L’héroïne (même si elle est moins démocratisée), va connaître, elle aussi, un boom dans sa vente et sa consommation.

Si le capitalisme parallèle est aussi fort dans nos quartiers et peut laisser place à ce qu’il y a de pire à son paroxysme, si la dépendance est aussi affirmée dans nos quartiers, ce n’est pas parce que les nôtres seraient incapables de se tenir, mais bien parce que la bourgeoisie Blanche ne souhaite ni intégrer, ni voir se révolter les quartiers populaires. Tant que la colère ne reprendra pas le pas, tant que la violence d’État ne sera pas convenablement prise au sérieux, tant que ce sera « Nous contre Nous » et pas « Nous contre Eux », tant qu’il n’y aura pas de ligne politique claire et correspondant à la réalité de la vie dans les quartiers, tant que la diaspora africaine ne convergera pas vers une lutte pour la libération de l’Afrique (continent le plus riche en matières premières, le plus pillé, la base de la politique post-coloniale en Europe), pour son émancipation, pour contrecarrer la fuite des cerveaux, tant que la libération du capitalisme mondial colonial et l’unité des pays de nos pairs africains n’aura pas abouti (parce que oui, penser au post-colonialisme est important mais combattre sa racine l’est tout autant). En bref, tant que le panafricanisme, l’anti-colonialisme, l’antiracisme et l’unité de la diaspora africaine ne seront pas notre priorité politique, aucune issue convenable ne pourra être mise en place.

Le rapprochement avec un maximum d’organisations panafricanistes, la centralité de la question raciale, sans laquelle le capitalisme n’aurait pas pu naître, la création d’un parti réellement communiste fort et allié de ces organisations doit être une priorité pour le NPA-A et l’ensemble des organisations révolutionnaires.  

  • 1. Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille. Ed. Textuel, 2006.
  • 2.  Dosseh, la rue c’est rasoir. Album Vidaloa, 2018.