Il est vrai que les luttes populaires n’ont jamais cessé au Portugal et que des putschs militaires ont déjà été tentés, mais on perçoit alors généralement le peuple portugais comme apathique – y compris au sein de la gauche internationale.
On estime en outre que les bases du régime salazariste sont solides : les forces de répression s’avèrent féroces et paraissent omniprésentes, à travers notamment un vaste réseau d’indicateurs ; de leur côté, les appareils idéologiques (Église, école, presse) se tiennent fermement du côté de la dictature et diffusent une idéologie particulièrement réactionnaire.
Les officiers sont l’étincelle
Pourtant l’histoire est capricieuse : le 25 avril 1974, la dictature s’effondre comme un château de cartes, grâce à l’action audacieuse menée par de jeunes officiers intermédiaires, réunis dans le cadre d’une organisation clandestine — le Mouvement des Forces armées (MFA). Alors inconnus de la population, ces capitaines et commandants s’étaient d’abord organisés autour de revendications relatives à des questions d’avancement et de statut. Mais à mesure qu’ils discutent ensemble de l’effroyable guerre coloniale menée par le Portugal depuis 1961, qui a conduit à la mort d’au moins 100 000 civilEs africainEs, ils comprennent que cette guerre ne peut être gagnée militairement, que la seule issue est politique, qu’elle doit conduire à l’indépendance des colonies, et que le régime y fera obstacle jusqu’à son dernier souffle. D’où la décision que prend le MFA d’organiser un soulèvement militaire.
Le coût du maintien de l’empire colonial
C’est donc aux colonies portugaises que naît la révolution. Ce sont bien les luttes héroïques menées par les mouvements de libération angolais, guinéens, cap-verdiens et mozambicains qui vont intensifier toutes les contradictions du fascisme portugais, celles-ci se condensant finalement au sein du pilier du régime : l’armée. Sans révolution anticoloniale, pas de révolution antifasciste. En contraignant la dictature à consacrer aux dépenses militaires jusqu’à près de la moitié du budget de l’État, les mouvements anticoloniaux sapent la capacité du régime à satisfaire minimalement les besoins de sa population.
Le Portugal est alors de loin le pays le plus pauvre d’Europe et présente les pires indicateurs en matière de santé, d’instruction, etc. Cela sans compter l’envoi au front de centaines de milliers de jeunes Portugais, la mort de milliers d’entre eux, les dizaines de milliers revenant mutilés, et l’exil forcé — vers la France notamment — de dizaines de milliers de jeunes hommes refusant de faire leur service militaire et de participer à cette sale guerre.
Industrialisation et nouvelle classe ouvrière
En outre, l’ouverture du pays aux capitaux étrangers impérialistes durant les années 1960 a pour conséquence une industrialisation rapide qui bouleverse les équilibres fragiles de la société portugaise, accentue l’exode rural et engendre une nouvelle classe ouvrière, sans l’expérience des défaites antérieures et qui jouera un rôle crucial dans les mois suivant la chute du régime. La guerre coloniale sans fin suscite également une contestation de plus en plus ouvertement politique au sein des universités, favorisant l’émergence d’une gauche révolutionnaire dynamique qui aura son importance au cours du processus révolutionnaire. Car le 25 avril qui, pour certains, devait être une simple transition dans l’ordre vers une démocratie bourgeoise, n’est qu’un début ; le combat va continuer.