La parution de l'ouvrage « Caron Ozanne, une expérience d'autogestion en Normandie », (Patrice Brückmann, Pierre Coftier, Alain Lambert, François Legros - Editons cahiers du temps - 2009) a été l'occasion d'initiatives et de débats où se sont rencontrés des animateurs des luttes autogestionnaires (Lip, Piron, Caron Ozanne) qui avaient défrayé la chronique sociale des années 1970. L'idée de cet article est née lors de ces discussions passionnées…
La grève générale de Mai 68 a dépassé par son ampleur celle de 1936. Elle a, en outre, fait surgir de nouvelles aspirations : démocratie dans les luttes, contrôle des travailleurs, autogestion, droits des femmes. Celles-ci se sont affirmées puissamment dans la décennie suivante. En Italie, durant le « Mai rampant » de 1968, des expériences de contrôle des cadences contre le travail au rendement ont lieu. Des expériences d'auto-réduction contre les hausses de prix se multiplient. Au Portugal, le contrôle ouvrier s'affirme dans le contexte de la chute de la dictature : licenciement des patrons, ouverture des livres de comptes, remise en marche des machines au service de la lutte. Cela s'appuie sur des « Commissions de travailleurs » élues en assemblée générale.
En France, avec la fin des trente glorieuses, la crise touche de nombreuses entreprises provoquant fermetures et licenciements. Comment lutter ? Comment dépasser la dispersion des entreprises en lutte ? Les salariés de LIP, par leurs pratiques imaginatives, influencent de nombreuses luttes à partir de 1973-1974. Lorsque des rumeurs de licenciements alarment les travailleurs, ils ouvrent les livres de comptes de la direction, comme à Caron Ozanne, par exemple. Cela permet à l'ensemble des travailleurs de « juger sur pièces ». Les assemblées générales décident ensuite collectivement de l'action à mener.
Chez Piron, le patron est licencié par les ouvriers. Les « Caron Ozanne » choisissent la grève reconductible. Chez LIP, on contrôle d'abord les cadences pour ne pas « brûler toutes ses cartouches ». La force de ces luttes tient à leur caractère massif, collectif et démocratique. Chez Caron, un « Comité de grève » est élu. Il est composé de syndiqués et de non syndiqués. Révocable à tout moment, il est responsable devant l'AG. Chez Piron, on élit un « Comité de lutte » puisque les travailleurs ne sont pas en grève. Dans les trois entreprises, des sections syndicales préexistent à la lutte : CGT (Caron), CFDT (LIP et Piron). Elles se renforcent pendant celle-ci et sont une force de proposition respectant les AG souveraines. La grève reconductible et l'occupation permettent de développer l'action. Des commissions sont mises en place : popularisation, presse, ravitaillement, production. Les femmes s'organisent en commissions qui participent à des rencontres avec des femmes d'autres entreprises (Piron).
La réflexion débouche sur l'idée de remettre en marche la production « sans patron » pour la lutte. Chez LIP, on produit des montres qui sont vendues dans toute la France par un réseau militant et on constitue un « trésor de guerre ». Chez Piron, l'usine est remise en marche, les clients sont livrés. Les salariés travaillent à leur rythme, sans travail de nuit et sans hiérarchie. Chez Caron Ozanne, l'imprimerie est remise en marche également au service de la lutte. On y produit des tracts de popularisation, des affiches pour la gauche et l'extrême gauche, puis un journal Ouest-Licenciements (qui reprend le logo d'Ouest-France, principal actionnaire). Il se fait l'écho de toutes les luttes ouvrières mais aussi des Comités de Soldats, des Groupes (Femmes, du Crilan (comité antinucléaire), des marins pêcheurs, des paysans-travailleurs. Alors que les travailleurs étaient jusque là spécialisés et limités, ils se forment à de nouvelles tâches sur les machines. Chez Piron, le journal Il était une fois dans l'ouest popularise la lutte. Chez LIP, on publie LIP Unité.
Le problème de la coordination des luttes pour rompre l'isolement est posé. A LIP, plusieurs rencontres ont lieu avec des délégations venues de toute la France et les paysans du Larzac. Les débats abordent de nombreuses questions. Les remises en marche touchent des secteurs très diversifiés : Cerizay (chemisiers), Teppaz (électrophones), Idéal Standard (radiateurs), Imro, Darboy (imprimeries). A Brest et Lorient les grévistes réparent gratuitement les voitures. Dans les hôpitaux, on soigne gratuitement les malades. A la SNCF, l'idée d'une grève de la « pince » (qui servait à valider les billets) et de trains gratuits fait son chemin ; sur les chaînes d'usines automobiles ou de l'électronique on pratique le contrôle des cadences contre le chômage partiel (Saviem à Caen). Les confédérations CGT et CFDT voient dans ces initiatives une « manipulation » ou une « manœuvre anti-syndicale » ; cela rend difficile la généralisation et l'extension du mouvement. C'est en partie pourquoi ces luttes, si elles marquent leur empreinte, n'ont pas été victorieuses. Les partis du programme commun, PC, PS, Radicaux de gauche, préparent les prochaines échéances électorales qui doivent apporter « le changement ».
Il ne s'agit pas vraiment d'expériences « d'autogestion » mais plutôt de « contrôle ouvrier » ou « d'autodéfense » selon Charles Piaget. En effet, un îlot d'autogestion dans un système capitaliste risque de déboucher sur de l'auto-exploitation. Les militants syndicalistes porteurs de ces luttes sont parfois au Parti socialiste unifié (PSU), dont « l'autogestion » est le mot d'ordre central. Ou à la Ligue communiste révolutionnaire, dont la matrice théorique est fournie par les écrits d'Ernest Mandel, un des dirigeant de la Quatrième Internationale. Celui-ci écrivait : « Le contrôle ouvrier est une école globale commune à tous les ouvriers en préparation à l'autogestion socialiste et ouvrière » (Conseils ouvriers, contrôle ouvrier et autogestion - 1970 Maspero). En 2009, face à une crise sans précédent, ces expériences trouvent une grande résonance dans notre présent de luttes.
André Delorme