Rosa Luxemburg a passé près de trois ans en prison durant la Première Guerre mondiale. Opposante à la guerre, elle le restera quand bien même la plupart de ses camarades finiront par voter les crédits de guerre.
Durant ce séjour en prison, Rosa Luxemburg entretient une correspondance nourrie avec nombre de ses ami(e)sou ex-ami(e)s.
Anouk Grinberg s’est plongée dans ces lettres de prison et en propose une anthologie, Rosa la vie, récemment publiée aux Éditions de l’Atelier. Ce travail se poursuit sur scène à travers un choix de lettres que lit et interprète Anouk Grinberg. Si l’approche de l’actrice déroute un peu tant elle met en avant le personnage de Rosa et son « humanité », semblant presque effacer la femme politique, ses combats et ses convictions, la lecture de ces lettres reste passionnante.
Rencontre.
Comment ce projet est-il né ?
Anouk Grinberg : Au début ce n’était pas un projet. On m’a offert ce livre que j’ai lu. J’ai mis un peu de temps à l’ouvrir, parce que j’ai cru que c’était des textes politiques et je suis plutôt rétive à la politique, en tout cas telle qu’elle se fait aujourd’hui. Mais quand enfin j’ai ouvert ces textes, j’ai eu l’impression de découvrir des textes sacrés, le religieux en moins. Je n’avais jamais rencontré de littérature aussi nourricière et heureuse. Pendant longtemps je les ai lus pour moi et comme je voulais que les gens connaissent ces textes et que mon métier, c’est d’en dire, j’ai travaillé sur un montage de textes que je suis allée lire à Arles. Et puis j’ai repris le spectacle à Paris, et c’est là qu’un éditeur est venu me demander de concevoir une anthologie des lettres de prison. Jusque là il existait des publications, des traductions. Mais leur diffusion avait toujours été quasi clandestine. C’était des éditeurs et des traducteurs militants, dont certains ne s’étaient pas vraiment gênés pour couper des parties de lettre qui les gênaient. Comme si l’intime – et son expression - était une chose avec laquelle ils n’étaient pas toujours à l’aise. Quand par exemple Rosa était lyrique, ils en rajoutaient, et ça devenait un peu amidonné. Quand elle était mystique, c’était coupé ou banalisé...
Sans doute qu’être réquisitionné par la marche du monde crée aussi des impasses à l’intérieur de soi, une forme de surdité ou de déni devant ce qui échappe, ce que Rosa n’a jamais fait. Il n’y avait chez elle nul renoncement, aucun angle mort.
Et ça ne tient pas seulement au fait d’être en prison. Parfois, les âmes fortes retrouvent beaucoup de leur énergie et de leur lumière dans l’adversité. C’est peut-être son cas, bien qu’elle ne se soit pas inventée cette beauté d’âme derrière les barreaux, elle l’avait avant déjà, elle était déjà très ouverte à la vie.
Il y avait beaucoup de liberté aussi dans son écriture. Ce n’était pas seulement une combattante de la liberté, elle en faisait un vrai usage dans sa manière de penser, de sentir et d’écrire. C’est ça qui à mon sens fait que c’est vraiment de la grande littérature, c’est plus profond et sûr qu’un grand débat d’idées.
Comment avez-vous fait le choix de ces textes, qu’avez-vous gardé?
A.G. : je voulais, que ce soit pour le livre ou le spectacle, créer un portrait composite, hétérogène de cette femme. Qu’un sentiment chasse l’autre, qu’une image en chasse une autre. Elle peut être incroyablement vaillante et résistante au mal, et une heure après on la voit tomber au fond d’elle-même, puis se relever et être un aigle... J’avais envie de raconter l’humanité de cette femme, un peu comme un tracé du coeur humain, avec ses oscillations.
Pour le spectacle, c’était ça en plus condensé ; je voulais qu’on sente le goulot d’étranglement et comme sa joie de vivre a bagarré jusqu’au bout contre la laideur, la souffrance, l’étouffement...
Dans ce choix de lettres, finalement on parle peu de politique...
A.G. : Moi je trouve que ça en parle tout le temps, si on considère que la source de la politique, c’est pas la politique, mais la vie. Quand on a une relation aussi saine et généreuse avec ses amis, c’est déjà de la politique. Quand on est comme elle est avec les animaux, c’est aussi de la politique. Elle est là partout, en filigrane. Et puis elle le disait, sa façon à elle de résister au malheur et de rester humaine c’était d’aspirer des grandes goulées d’air non historique et non politique.
Comment s’empare-t-on de ce type de texte, c’est de la correspondance, pour en faire un spectacle ?
A.G. : Ca s’appelle « Rosa, la vie » et mon boulot, c’était de faire que la vie soit là. Ca veut dire être une caisse de résonance à ce que je crois qu’elle était à ces moments là, et que ses mots à elle soient pensés. Il fallait que je m’accorde à son autorité, sa bonté, sa joie, sa rapidité de pensée. Sa violence aussi. Son absence sidérale de complaisance avec elle-même.
Finalement que pensez-vous de Rosa Luxemburg comme personnage du mouvement ouvrier, dirigeante, théoricienne ?
A.G. : J’ai pas très envie de répondre sur ce terrain là... Ce que je sais, c’est qu’à travers ces textes, on est bien amené à se poser la question de la sincérité politique au regard de la sienne. Ce que je sais aussi, c’est qu’il y avait de la cohérence chez elle entre le politique et la vie, entre ce qu’elle écrivait et ce qu’elle vivait, et c’est ce qui fait la profondeur et la douceur de son regard.
Ce serait juste stupide de nier la dimension politique de cette femme, mais ce serait l’amputer que de la ramener à ça.
Propos recueillis par Pierre Baton
1. Épouse d’Emmanuel Wurm, elle dirigea l’organe féminin de l’USPD (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne).
2. Phrases prononcées par Luther au cours de son procès.
3. Avocat social-démocrate, correspondant du SPD
4. Social-démocrate allemand de gauche puis centriste.
5. Emmanuel Wurm, chimiste, social-démocrate
6. Arthur Stadthagen, avocat, social-démocrate.
7. En français dans le texte.
8. Dépôt de la préfecture de police de Berlin.
9. Président du groupe des Conservateurs au Reichstag.
10. Poème de Goethe, «Autre chose».
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Lettre de Rosa Luxemburg à Mathilde Wurm (extrait du livre « Lettres de Rosa Luxemburg - Rosa la vie », Èditions de l’Atelier, 2009, 25,5 Ä, 249 pages, livre + CD)
À Mathilde Wurm1
Wronke, le 28 décembre 1916
Ma chère Tilde !
Je tiens à répondre sur le champ à ta lettre de Noël, avant que ne retombe la colère qu’elle a fait naître en moi. Oui, ta lettre m’a mise en rage, parce que si courte soit-elle, chaque ligne montre à quel point tu es retombée sous l’emprise de ton milieu. Ce ton geignard, et ces jérémiades à propos des « déceptions » que vous auriez subies, imputables aux autres soi-disant, alors qu’il vous suffirait de vous regarder dans une glace pour voir la réplique la plus parfaite de ce que l’humanité a de plus pitoyable !
Voilà maintenant que tu dis « nous » pour parler de ce tas de grenouilles nauséabondes, alors qu’autrefois, quand tu étais avec moi, « nous » désignait ceux de mon bord. Alors attends voir, je vais t’en donner moi, du « vous » !
Vous avez « trop peu d’élan » à mon goût, dis-tu mélancoliquement. « Trop peu » ne serait pas si mal ! Vous n’avez pas d’élan du tout, vous rampez. Ce n’est pas une différence de degré, mais de nature. Au fond, « vous » êtes d’une autre espèce zoologique que moi, et vos personnes chagrines, moroses, lâches et tièdes ne m’ont jamais été aussi étrangères, je ne les ai jamais autant détestées qu’aujourd’hui. Ça vous dirait bien d’« avoir un peu d’élan », écris-tu, seulement après, on se retrouve au trou, « et là, on ne sert plus à grand-chose ». Ah ! quelle misère que vos âmes d’épiciers ! Vous seriez prêts à la rigueur à montrer un peu d’« héroïsme », mais seulement « contre monnaie sonnante », et tant pis si on ne vous donne que trois pauvres sous moisis, pourvu que vous voyiez toujours le « bénéfice » sur le comptoir.
Ils n’ont pas été dits pour vous, les mots tout simples de cet homme honnête et droit : « Je suis là, je ne puis faire autrement, que Dieu me vienne en aide.2 » C’est une aubaine qu’à ce jour, l’histoire du monde n’ait pas été faite par vos semblables, sinon, nous n’aurions pas eu la Réforme, et nous en serions sans doute encore à l’Ancien Régime.
Pour ce qui est de moi, qui n’ai jamais été tendre, je suis devenue ces derniers temps dure comme de l’acier poli, et plus jamais je ne ferai la moindre concession, ni en politique ni dans mes relations personnelles. Il suffit que je me rappelle la galerie de tes héros pour que ça me flanque un cafard noir : le gentil Haase3, Dittman4, avec sa jolie barbe et ses jolis discours au Reichstag, Kautsky, le pâtre vacillant, suivi fidèlement, comme de bien entendu, par ton Emmanuel5, - pour le meilleur et pour le pire, Arthur le magnifique6 – ah, je n’en finirai !7
Je te le jure : j’aimerais mieux rester enfermée des années – et je ne dis pas ici, où je suis à tous points de vue comme au paradis, mais même dans le sale trou de l’Alexanderplatz8, où dans ma cellule de 11m3, sans lumière le matin ni le soir, coincée entre le WC (sans W !) et le lit de fer, je déclamais mon Mörike, plutôt que de « lutter » – si l’on peut dire – aux côtés de vos héros, ou simplement, d’avoir affaire à eux ! Je préfère encore le comte de Westarp9, et pas parce qu’il a parlé au Reichstag de mes « doux yeux en amande », mais parce que c’est un homme, lui. Je te le dis, dès que je pourrai mettre le nez dehors, je prendrai en chasse et harcèlerai votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coup de fouet, et je lâcherai sur elle mes chiens – j’allais dire comme Penthésilée, mais, pardieu, vous n’êtes pas des Achille.
Ça te suffit, comme vœu de nouvel an ?
Et puis… Fais donc en sorte de rester un être humain. C’est ça l’essentiel : être humain. Et ça, ça veut dire être solide, clair et calme, oui, calme, envers et contre tout, car gémir est l’affaire des faibles. Etre humain, c’est s’il le faut, mettre gaiement sa vie toute entière sur « la grande balance du destin10 », tout en se réjouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage. Je ne sais pas, hélas, donner de recettes, je ne sais pas dire comment on fait pour être humain, je sais seulement comment on l’est, et tu le savais toi aussi, chaque fois que nous nous promenions quelques heures dans la campagne de Südende, et que les rougeoiements du soir se posaient sur les blés. Le monde est si beau malgré toutes les horreurs, et ils serait plus beau encore s’il n’y avait pas des pleutres et des lâches. Allez, va ! Je te fais un baiser, car tu es, malgré tout, un brave petit gars. Bonne année !