Éditions Talents Hauts, 2024, 286 pages, 22 euros.
Et si Shakespeare n’était en fait qu’un loser, qui n’avait jamais rien écrit de sa vie ? Refermer Mary Sidney alias Shakespeare sans se poser un peu la question friserait franchement la mauvaise foi. À travers une recherche menée sous forme d’enquête complète et pleine d’humour, Aurore Évain nous amène à remettre définitivement en question tout ce que nous n’avions jamais pensé questionner sur le dramaturge stratfordien.
De l’auctorialité de l’œuvre shakespearienne
Connaissiez-vous « the authorship question », ce débat qui agite depuis deux siècles nombre de spécialistes quant à la paternité réelle des œuvres de Shakespeare ? Si plusieurs noms — masculins, toujours — ont été avancés pour tout ou partie des pièces du dramaturge, l’autrice suggère ici, se fondant sur l’essai de l’américaine Robin P. Williams, que la candidate la plus sérieuse est une femme, Mary Sidney, comtesse de Pembroke. Une femme effacée de l’histoire. Schéma tristement classique ! Après avoir détaillé la biographie pleine de lacunes et de suppositions de Shakespeare, elle développe point par point les raisons pour lesquelles cette aristocrate, femme de lettre reconnue et extrêmement éduquée, serait en effet la coupable la plus probable. Ne citons pour exemples que la pléthore de livres de sa bibliothèque personnelle, sources indispensables admises à l’écriture de la plupart des pièces, avec lesquels l’acteur stratfordien n’avait a priori aucun lien. Ou bien ces voyages en Europe nécessaires à la description de bon nombre de lieux d’intrigues, que Mary a pu faire, avec lesquels l’acteur stratfordien n’avait a priori aucun lien. Cette grotte encore, au pied de son domaine, parfaitement décrite dans telle pièce et avec laquelle… vous avez saisi. Que dire de tous ces mots et expressions « inventés » par l’homme de scène mais que Mary employa bien plus tôt, ou des coïncidences de dates et liens de parenté avec les personnages réels tout au long du récit ? Une avalanche de preuves qui ne manque pas d’intriguer.
Shakespeare, féministe précurseur ?
Les femmes shakespeariennes sont richement écrites, intelligentes et fortes. Si la plupart des pièces sont inspirées d’écrits antérieurs, beaucoup de ces personnages féminins ont d’ailleurs été ajoutés par « l’auteur ». La plupart de ces femmes sont des mères et épouses dont les sentiments et souffrances sont d’une justesse frappante, miroirs d’épreuves vécues et dont la vie de la comtesse fut parsemée. Shakespeare, dont l’implication dans l’éducation de ses enfants reste à prouver, avait visiblement parfaitement saisi ce qu’était être mère ! De plus, il semblait avoir à cœur de donner aux femmes un pouvoir égal à celui des hommes, à une époque où ce n’était — déjà pas… — du tout la norme. Pour celui qui ne prit jamais la peine d’apprendre à lire à ses filles et qui avait soumis leur héritage à la condition qu’elles enfantent des garçons, quelle vision progressiste ! Le stratfordien était peut-être un féministe convaincu mais contrarié. Ou bien ? Penser qu’une femme accomplie, reconnue par les cercles littéraires de l’époque comme une brillante autrice, qui, justement parce que femme, n’aurait jamais eu le droit sous peine de disgrâce de publier en son nom, serait en fait à l’origine de ces pièces, semble une explication bien simpliste. Mais l’explication la plus simple, souvent…
Nous n’aurons probablement jamais de réponse ferme sur le sujet. Pourtant, à force de démonstrations aussi raisonnables que crédibles, Mary Sidney alias Shakespeare instille un doute raisonnable. Et si les inconditionnelLEs de l’anglais à l’oreille percée sauront sans doute contrer un à un chaque élément du dossier, force est d’admettre que contrer un élément, ça va, deux éléments, ça passe, 250 éléments, ça fait beaucoup... Pour celleux qui n’ont pas peur de passer le restant de leurs jours à sourire en coin à l’évocation du nom de Shakespeare, ce livre passionnant, au-delà d’un formidable plaidoyer féministe est, vraiment, une pépite.
Cyrielle L.A.