La mise en place des retraites par capitalisation puis par répartition a été l’objet d’une lutte du mouvement ouvrier dès le XIXe siècle. Mais depuis lors, le patronat ne cesse de les remettre en cause, dès que le rapport de forces tourne en sa faveur.
Au début du XIXe siècle, pour les ouvriers, l’insécurité sociale était totale : pas de contrats, des salaires à la journée ou à la quinzaine, voire à la tâche. Les principales causes de misère sont alors la maladie et la vieillesse. Les salaires sont bas. La classe pauvre, c’est la classe ouvrière.
La loi Le Chapelier (1791) avait interdit toute « coalition » autour de « prétendus intérêts communs ». Le droit de grève est alors un délit et ce sera le cas jusqu’en 1864 alors que les syndicats ne seront autorisés qu’en 1884. Par tâtonnements successifs, les ouvriers essaieront d’abord de contourner ces obstacles, puis ils se battront pour instaurer de véritables sécurités instituées, comme le droit du travail et la sécurité sociale, battant en brèche, au moins partiellement, la logique de l’exploitation capitaliste.
Au XIXe siècle, les sociétés de secours mutuels, institutions de solidarité ouvrière, étaient alimentées par une cotisation des ouvriers, souvent d’une même profession, localement, pour aider ceux qui étaient les plus en difficulté momentanée. Le secours était faible, compte tenu des salaires de l’époque. Il pouvait aussi servir en cas de grève, transformant ces sociétés de secours en sociétés de résistance. On accusa celles de Lyon d’avoir servi à payer les canuts pendant leur lutte. Le pouvoir commença par leur faire la chasse, puis il les toléra en exerçant un contrôle tatillon pour éviter ces « déviances ». C’est l’objectif de la loi de 1852 sur les Mutuelles, introduisant un encadrement par des « gens de bien », les notables.
La pauvreté provoquait parfois des révoltes ouvrières, comme celles des canuts en 1831 et 1834, les grèves de 1840 et la participation à la révolution de 1848. La bourgeoisie s’est donc battue avec constance pour plusieurs objectifs que l’on voit réapparaître en force aujourd’hui. Les aléas de la vie devraient d’abord être pris en charge par les gens eux-mêmes ou leur famille. Priorité à l’épargne. On peut aider les malheureux qui font des efforts ou ont des familles défaillantes par la charité publique. À quoi il faut ajouter la charité privée, les bonnes œuvres, les Mutuelles sauce NapoléonIII. Et surtout : pas de droit ! Ce sera une grande constante des ennemis de la Sécurité sociale. L’aide est un devoir, mais ne saurait être un droit pour les indigents, sinon ils ne manqueraient pas d’en réclamer l’application. L’horreur ! Rien ne doit venir contrarier la liberté de la propriété privée sous peine de verser vers le communisme. C’est l’essentiel de l’argumentation de Tocqueville contre l’inscription du droit au travail dans la Constitution de 1848 et contre le droit au secours1. Cette argumentation sera reprise en boucle dans tous les débats sur les assurances sociales.
L’apparition de l’État
Dans la deuxième moitié du siècle, l’État intervient pour soutenir ces principes. La loi du 18 juin 1850 crée une Caisse des retraites pour la vieillesse qui deviendra la Caisse nationale des retraites avec les lois de 1884 et 1886. Elle offre une garantie de l’État à l’épargne, voulant ainsi la stimuler. En 1853, l’État confie au Trésor la gestion des pensions civiles et militaires. C’est une première brèche dans le système. Avec la révolution industrielle, les capitalistes des grandes industries nouvelles – les chemins de fer, la métallurgie, les mines qui avaient commencé plus tôt – revoient leur mode d’exploitation et de domination de la main-d’œuvre. Il faut contrôler, maintenir les salariés au service de l’entreprise, quitte à faire du social d’entreprise. D’autant que la classe ouvrière commence à s’organiser : la Ire Internationale est créée en 1864.
Chaque caisse est gérée par l’entreprise, majoritairement par les patrons. Les ouvriers y cotisent. La gestion se fait par capitalisation. Les sommes reçues sont faibles. Et les sommes recueillies servent souvent à autre chose qu’à financer les retraites : par exemple à payer les fournisseurs en cas de faillite2. Et quand on quitte l’entreprise, on perd tout. L’État est obligé de légiférer a minima pour stabiliser ce système. Les ouvriers réclament alors une unification des caisses, au moins au niveau de la branche d’activité, avec des pensions identiques. Ils l’obtiendront très partiellement dans les Chemins de fer (1890) et les mines (1894). Une enquête de 1898 estimait que seuls 3,7 % des ouvriers de l’industrie, hors cheminots, mineurs et fonctionnaires, étaient couverts par un système de retraite.
À la fin du siècle, tous les ingrédients du débat sont en place : la retraite, un droit ! Généralisation et uniformisation des con–ditions de pension ? Qui paie ? Les salariés ou les patrons ? Refus de la capitalisation et défense de la répartition ! Qui gère ? Les patrons ou les ouvriers ?
En 1910, la loi sur les Retraites ouvrières et paysannes (ROP) institue le principe du droit à la retraite. Mais, toujours par capitalisation, à 65 ans, avec de multiples caisses et des pensions ridicules. La CGT dénonce alors cette mascarade et parle d’une retraite pour les morts, d’autant que la durée moyenne de vie des ouvriers est bien inférieure à cet âge3. Le débat reprend à partir des années 1920, pour aboutir aux lois sur les Assurances sociales de 1928-1930. Avancée importante – toutes les catégories de salariés sont affectées – c’est la reconnaissance d’un droit général et une ouverture vers un salaire continué « hors usine ». Mais il y a une cotisation ouvrière. La gestion se fait entre salariés et patrons, dans une diversité de caisses. La répartition ne touche que l’assurance maladie et maternité. La retraite reste sous le régime de la capitalisation jusqu’à ce que Pétain, en 1941, la remplace par l’Allocation des vieux travailleurs salariés, par répartition.
Les retraites par répartition
En 1945, les ordonnances de Sécurité sociale, puis les lois de 1946 assoient totalement le salaire continué, malgré ses limites. Elles sont le fruit d’un compromis entre les organisations de gauche politiques et syndicales et De Gaulle, au sein du Conseil national de la Résistance. Délégitimée politiquement par sa collaboration avec l’occupant nazi, la bourgeoisie n’est pas en mesure de s’y opposer. La classe ouvrière veut profiter de la victoire pour asseoir de nouvelles règles plus favorables. Le droit à la vie supplantait le droit du capital. Mais le patronat n’a jamais accepté cette incursion dans son domaine privé et, dès que le rapport de forces le permet, il met tout en œuvre pour restreindre cette atteinte à son pouvoir.
Au départ est mise en place une gestion avec des administrateurs élus sur listes syndicales – 75 % sont des salariés dans le cadre d’une caisse unique et 25 % des élus patronaux – avec pour principe la répartition et des cotisations ouvrières et patronales. Le droit à la retraite pouvait s’exercer dès 60 ans, mais dans ce cas, l’assuré qui justifiait d’au moins trente années de cotisations ne percevait qu’une pension réduite à 20 % du salaire de base. Bref, pour avoir une retraite à 40 % du salaire de base, retraite à taux plein, il fallait travailler jusqu’à 65 ans. La misère généralisée recule, mais la pension reste de niveau faible. Pour faire face à cette situation, le mouvement ouvrier obtint la création de retraites complémentaires sur le modèle de ce qui avait été octroyé aux cadres dès 1947. Le patronat a refusé avec énergie que celles-ci soient intégrées dans la Sécurité sociale, les laissant au bon vouloir des entreprises et des branches professionnelles. C’est un système par répartition certes, à gestion paritaire et sur un modèle financier qui ajuste les prestations sur les cotisations, c’est-à-dire sur ce que veut débourser le patronat. Ce n’est qu’en 1961 que s’opère l’unification des caisses de retraites complémentaires des non-cadres.
La remise en cause
Dès 1965, dans un rapport sur « la Sécu et son avenir », le CNPF écrit : « pour répondre aux exigences d’une compétition internationale de plus en plus serrée […] il faut une limitation raisonnable des dépenses de l’ensemble des régimes de Sécurité sociale […] en d’autres termes, un retour progressif aux principes de l’assurance s’impose […] ». Et de proposer tout un arsenal de mesures que les divers gouvernements reprennent à leur compte, petit à petit, en fonction des rapports de forces. C’est d’abord contre le mode de gestion de la Sécu et l’assurance maladie que portent les coups. En matière de retraites, la loi Boulin de 1971 et le décret de 1972 porte le taux plein à 50 % de la moyenne des dix meilleures années au lieu des dix dernières, ce qui est positif. Mais en contrepartie la durée de cotisation pour l’obtenir passe de 35ans à 37,5. En 1982, le droit de partir à la retraite à taux plein est porté à 60 ans au lieu de 65, mais sans toucher à la durée de cotisation de 150 trimestres pour l’obtenir, ce qui laissait le ver dans le fruit. Et, depuis le gouvernement Rocard, nous assistons à des remises en cause continuelles de ce salaire socialisé.
Daniel Desmé
1. « Je suis profondément convaincu que tout système régulier (…) dont le but sera de pourvoir aux besoins des pauvres, fera naître plus de misère qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres (...) arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce (…) et finira par amener une révolution dans l’État ». A. de Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme. 1835, reproduit in Revue internationale d’action communautaire, n°15/56, 1986. Montréal.
2. Ce qui est arrivé aux mineurs de Bessèges en 1888.
3. Le XVIIe congrès national corporatif et 4e conférence des Bourses du travail, tenu à Toulouse en octobre 1910 dénonce « l’escroquerie des retraites ». À cause de la capitalisation avec versement obligatoire des ouvriers vécus comme une taxe, « bonne affaire financière » pour le gouvernement qui permettrait de financer le budget de guerre. « Où placera-t-on cet argent ? Dans les exploitations capitalistes (…) l’argent des ouvriers servira à leur exploitation… ». À ce même congrès la motion Niel, minoritaire, réclamait « qu’aucun prélèvement soit effectué sur leur salaire [des ouvriers] ». On tourne donc clairement la page du secours ouvrier au profit du salaire « pour toute la vie », indépendamment de l’emploi.