1993, 2003, 2007, 2010 le rythme des attaques s’accélère. Tout en prétendant « sauver les retraites », patronat et pouvoir politique poursuivent avec constance leur objectif : liquider le système par répartition, « prolongation du salaire », et le faire basculer vers un système libéral : assistance pour les plus pauvres et fonds de pension par capitalisation pour les plus aisés.
Dans le domaine des retraites, comme dans bien d’autres, la force du patronat et du pouvoir politique est pour beaucoup constituée de la faiblesse de leurs adversaires (ou de ceux qui se prétendent tels). Non seulement les dirigeants des confédérations syndicales ne proposent pas autre chose que des journées d’action, sans efficacité, mais ils contribuent au brouillage de la compréhension de l’enjeu des retraites par répartition comme salaire socialisé.
Acceptant l’idée qu’il y a un « problème » des retraites et qu’il faut trouver « d’autres solutions de financement », ils n’ont d’autre horizon que la négociation sur le terrain voulu par le gouvernement, alors qu’il faudrait offrir une alternative en développant toutes les potentialités ouvertes par un salaire socialisé et autogéré.
Il est vrai qu’une telle dynamique s’inscrit dans la perspective de rupture avec la société capitaliste qui n’est ni celle de la gauche réformiste ni celle des responsables des confédérations.
Le salaire socialisé : un enjeu de classe
Pour que le système capitaliste fonctionne, il doit s’approprier gratuitement une partie du temps de travail du salarié. Le salaire ne rémunère en conséquence qu’une partie de ce temps, celle qui est nécessaire à entretenir la force de travail. Cet « entretien » (ce qui permet au salarié de vivre et de faire vivre sa famille) n’est pas une réalité physiologique a-historique mais évolue selon les sociétés et en fonction des rapports de forces sociaux. La répartition de la richesse produite entre salaire et profit est l’enjeu permanent de la lutte de classes.
Au cours des 50 dernières années (voir p.16) les salariés ont conquis de haute lutte mais pragmatiquement un acquis exceptionnel : contraindre le patronat non seulement à accroître la reconnaissance de la part du temps qu’ils passent au travail (augmentations de salaire, conventions collectives…), mais aussi à faire financer par du salaire (cotisations sociales), les situations où ils ne travaillent pas : maladie, maternité, retraite, chômage. C’est un salaire collectif, mutualisé, socialisé. Il n’est pas distribué individuellement aux salariés mais versé dans un pot commun pour le financement de la protection sociale. Pour le patronat (et les gouvernements qui le représentent), payer les salariés à ne pas produire, c’est les payer à ne « rien faire ». Ils ont dû le tolérer, ils ne l’ont jamais accepté.
C’est pourquoi les contre-réformes libérales appliquées par les gouvernements de droite comme de gauche depuis la fin des années 1970 ont fait du salaire socialisé une de leurs principales cibles : développement de la fiscalisation (la CSG…), choix de prestations étatiques d’assistance (CMU, RMI puis RSA), explosion des exonérations de cotisations, depuis une vingtaine d’années (voir p.21).
Salaire socialisé : le financement de besoins sociaux sans accumulation financière.
La particularité du salaire socialisé est de répondre directement aux besoins sans accumulation financière préalable. Ce sont les cotisations sociales d’aujourd’hui, prélevées sur la richesse produite aujourd’hui, qui financent les retraites et l’ensemble des prestations sociales d’aujourd’hui. Les cotisations sont versées à l’Urssaf et à Pôle emploi et redistribuées immédiatement aux chômeurs, aux familles, aux malades, aux retraités. Il n’y a pas d’épargne ni de placement comme dans les retraites par capitalisation. De même, ce seront les cotisations sociales de 2050 prélevées sur la richesse produite en 2050 qui financeront les retraites par répartition de 2050.
L’argument selon lequel en n’acceptant pas les réformes les salariés « laisseraient des dettes à leurs enfants » est dépourvu de toute base réelle. La seule question qui se posera en 2050, comme aujourd’hui, est : quelle part de cette richesse ira aux salariés sous forme de salaire et de salaire socialisé et quelle part ira aux profits ? Cela relève du débat politique, appuyé sur le rapport de forces social…
Le but des réformes libérales n’est pas seulement d’aménager le système par répartition, il est de le détruire.
Pour les retraites, comme pour l’assurance maladie, la démarche des « réformateurs » est la même : discréditer le salaire socialisé en le rendant inefficace pour justifier le basculement vers le couple libéral : assistance et recours au système financier. Concernant les retraites, les différentes réformes depuis Balladur – notamment l’indexation sur les prix et non plus sur les salaires – ont considérablement réduit le niveau des pensions. En 2008, le montant de la retraite moyenne était de 1 212 euros par mois. Sur les 14 millions de retraités, 4millions perçoivent le « minimum contributif » (579,85 euros par mois en 2008) et plus de 5 millions perçoivent entre 800 et 1 100 euros. Les femmes retraitées sont encore plus défavorisées : une retraitée sur deux perçoit moins de 900 euros, une sur trois moins de 700 euros.
Conséquence : plus le niveau des pensions par répartition sera bas, plus nombreux seront les salariés qui, lorsqu’ils en ont la possibilité financière, chercheront à « se prémunir pour l’avenir » en contractant des « compléments retraites » individuels ou proposés dans les entreprises : la capitalisation. Au-delà de l’objectif de réduire le salaire pour permettre l’accroissement des profits, le second but du patronat est en effet d’ouvrir un champ de développement considérable au capital financier, de transformer les cotisations sociales « improductives » en capital financier rapportant des profits juteux. En ces temps de crise, les défenseurs de la capitalisation avancent cependant masqués. Le « miracle » des fonds de pension agité pendant des années par les libéraux n’est guère attractif pour des salariés qui ont vu les images des retraités ruinés pour avoir laissé « jouer leur retraite en Bourse » !
Le salaire socialisé : outil de la cohésion et de la solidarité de classe
L’assistance financée par l’impôt et la capitalisation ne ferait que creuser les inégalités et attiser les oppositions entre les salariés.
Côté « assistance », le financement des retraites, de la maladie et du chômage par l’impôt – c’est-à-dire, essentiellement, par les salariés les mieux rémunérés – débouche inévitablement sur une contradiction socialement explosive. Soit les prestations sont d’un niveau très bas – pour rester acceptables par les « classes moyennes » – et elles réduisent à la misère les salariés les plus pauvres, les retraités, les malades et les chômeurs. Soit, pour répondre un tant soit peu aux besoins, elles aboutissent à une pression fiscale jugée à juste titre insupportable par le reste du salariat. Cela donne une base matérielle à l’opposition orchestrée entre « assistés » qui « profitent » du système et travailleurs « qui se lèvent tôt » et travaillent dur, pour payer avec leurs impôts « l’oisiveté des autres ».
Côté « capitalisation », les retraites financées par les « fonds de pension » font des retraités les bénéficiaires éventuels de la spéculation boursière et de ses conséquences : blocage des salaires des actifs, aggravation de leurs conditions de travail, plans de licenciements « boursiers » y compris dans les entreprises qui font des profits, sont la condition d’un taux de rentabilité élevé des actions, nécessaire au versement des pensions des retraités « en capitalisation ».
La logique du salaire socialisé est inverse : elle restitue la cohérence des intérêts de classe de l’ensemble des salariés qu’ils soient au travail, en formation, au chômage, en retraite ou malades. Leur intérêt commun est l’extension du salaire direct et socialisé, au détriment de la part des profits. L’augmentation des salaires directs va de pair avec l’extension des cotisations sociales qui permettent de financer la protection sociale, sans ponctionner sur les revenus des salariés au travail. Le plein emploi permet l’accroissement du nombre de cotisants et, en conséquence, de la masse du salaire socialisé.
Travailler moins pour travailler tous !
La limitation de la durée du travail contraint – qui sert de base au calcul du nombre d’années de cotisation – correspond à l’intérêt commun des salariés au travail et des retraités. C’est une autre forme du mot d’ordre « travailler moins pour travailler tous ». Permettre aux salariés de partir avec une retraite complète après 37,5 années de travail (donc de cotisations) – et, pourquoi pas, demain 30 ou 32 années ? – c’est aussi assurer du travail à ceux qui sont en âge de travailler.
Dans une société débarrassée du travail salarié contraint, la distinction entre études, travail, loisirs s’estompera. Mais dans la société capitaliste, la limitation de la durée du travail que le salarié est obligé de fournir est essentielle. C’est une limite à l’exploitation. Dans cet esprit, l’extension du salaire socialisé permettrait de financer par des cotisations sociales (allocations familiales, présalaire étudiant, salaire de salarié en formation) les années d’étude et de formation. La contrainte d’un travail salarié obligatoire serait bornée à la fois par un âge légal de la retraite et une durée de cotisation réduite pour bénéficier d’une retraite complète.
Cela ouvrirait la possibilité d’une dernière partie de la vie consacrée à la retraite – non pas l’inactivité, mais l’activité librement choisie – financée elle aussi par le salaire socialisé. Poser de tels choix devant les salariés permettrait également de démontrer que l’accroissement de la productivité du travail n’est pas nécessairement synonyme d’accroissement indéfini de la production de marchandises, mais peut être aussi accroissement du temps de loisir, de participation à la vie de la société…
Pour l’autogestion du salaire socialisé
De tels choix dans l’utilisation du salaire socialisé posent non seulement la question de la part des richesses attribuées à celui-ci mais aussi de qui décide de son utilisation. Le salaire socialisé représente aujourd’hui plus que le budget de l’État ( en milliards d’euros) budget 2008 de l’État : recettes : 383,1 / dépenses : 453,1 ; budget 2008 de la Sécu : recettes : 414 / dépenses : 424. Il devrait être géré par les salariés eux-mêmes. Pas plus que le patronat ou l’État n’ont à décider de l’utilisation par le salarié de son salaire direct, ils n’ont à décider de l’utilisation des cotisations sociales. Cela nécessite, bien sûr, que la gestion de la Sécurité sociale (institution du salariat qui gère le salaire socialisé) soit assurée par des représentants élus des salariés et par eux seuls.
Mais cela suppose aussi que ces représentants soient sous le contrôle permanent des salariés qu’ils représentent et que toutes les grandes décisions soient prises, après débat contradictoire, par ces salariés. Cette autogestion du salaire socialisé jetterait dans la société d’aujourd’hui les bases de la démocratie socialiste de demain.
Salaire socialisé et transformation révolutionnaire de la société
Soyons clairs : le salaire socialisé, même dans les formes partielles et empiriques qu’il a prises au cours des 50 dernières années, a toujours été combattu avec acharnement par la classe dominante. Au-delà de certaines limites, sa généralisation devient incompatible avec le fonctionnement même du système fondé sur le profit. C’est pourquoi il doit être placé dans une perspective anticapitaliste.
C’est précisément cet aspect « transitoire », partant d’objectifs concrets – la garantie de pensions permettant de vivre, d’un départ à la retraite suffisamment précoce, de l’accès de tous à tous les soins, etc. – et débouchant sur la remise en cause du système qui lui donne sa dimension subversive : la généralisation du salaire socialisé mène à la remise en cause d’un système fondé sur le profit, la propriété privée des moyens de production… et du salariat.
Stéphane Bernard et Jean Claude Laumonier
Bibliographie
Sur la question du salaire socialisé nous recommandons fortement la lecture des ouvrages de Bernard Friot
Puissances du salariat, éditions La Dispute, 1998
Et la cotisation sociale créera l’emploi, éditions La Dispute, 1999
L’enjeu des retraites, éditions La Dispute, 2010
Ainsi que celui de Nicolas Castel : La retraite des syndicats, éditions La Dispute, 2009