Mais la vieille qui de sa main rude, le soir avant un voyage, donne au mulet une botte de foin de plus ; le marin qui, lorsqu’il achète les vivres de bord, prévoit la tempête et le calme plat ; I’enfant qui enfonce son bonnet quand on lui a montré qu’il peut pleuvoir, ces gens-là sont mon espérance, ces gens-là entendent raison. Oui, j’ai confiance en la douce contrainte de la raison sur les hommes. La séduction est trop grande, qui émane d’une preuve. Presque tous y succombent, à la longue, tous. Penser fait partie des plus grands plaisirs de la race humaine.
Bertolt Brecht, la Vie de Galilée
La Terre tourne sur elle-même et autour du soleil. Elle est âgée d’environ 4,5 milliards d’années. Deux énoncés désormais largement connus du public (au moins pour le premier). Simplicité trompeuse : comment le sait-on ? À travers d’énormes difficultés, détours, fausses pistes et impasses, sur des millénaires. Où la pensée a dû s’émanciper des grands récits fondateurs, mais aussi du « bon sens », inévitable, indispensable mais… trompeur. Faut-il être farceur, en se levant le matin face au soleil, pour défendre que « la Terre bouge » ? Et pourtant…
Ce prix payé, pourquoi finalement, si la science ne dit rien de la nature proprement dite, si elle n’est qu’un récit comme les autres, celui d’un réseau influent faisant jouer son rapport de forces ?
Le livre de Hubert Krivine se lit à deux niveaux. D’abord celui des modèles scientifiques se dégageant peu à peu des matrices religieuses ou mythiques (les descriptions des théories antiques sont particulièrement précieuses dans le livre), puis luttant entre eux en fonction de nouveaux outils théoriques et expérimentaux. Objectif largement atteint puisque la lecture est aisée sans recours excessif à la métaphore ou à l’esquive des difficultés. On y voit poindre ce respect constant devant les tâtonnements. En effet, à qui connaît la fin (provisoire) de l’histoire, que les choses paraissent simples ! Mais pour qui la construit, c’est une autre affaire. Hubert Krivine montre admirablement comment les régions des sciences et des mathématiques viennent se combiner (se contredire ou s’épauler) sans possibilité de plan pré-établi. Ainsi la physique vient d’abord rendre presque impossible l’évolution des espèces à la Darwin. Voilà le célébrissime Thomson (ennobli sous le nom de Lord Kelvin) qui établit apparemment de manière définitive que la Terre a entre 20 et 40 millions d’années (avec un âge du soleil de l’ordre de 100 millions d’années). Bien sûr, cela ruine les datations bibliques. Mais « ce n’était pas tant les datations de Darwin qu’il s’agissait de ruiner (celles de Kelvin, bien que plus courtes, n’étaient pas non plus compatibles avec une lecture littérale de la Bible) que sa théorie de l’évolution considérée comme une abomination : elle faisait, disait-on, descendre l’homme du singe ! Elle rabaissait l’histoire d’Adam et Ève ainsi que le péché originel à l’état de mythe. » Darwin privé de l’appui de la physique sera pourtant sauvé par elle. Avec la prise en compte de la radioactivité (et l’abandon de l’hypothèse de la Terre comme une boule rigide), l’âge de Terre bondit brutalement. Un autre physicien célèbre, Rutherford, affronte, pas plus rassuré que ça, le vieux Kelvin. Mais, rapporte Krivine, il se lance : « Lord Kelvin a donné une limite supérieure de l’âge de la Terre, sous la condition qu’on ne découvre pas de source de chaleur nouvelle. Cette possibilité prophétiquement annoncée, c’est précisément notre sujet d’aujourd’hui, le radium ! Voyez ! Le vieil homme me gratifia d’un sourire ». Ce sourire, explique Krivine, c’est celui du débat scientifique, le va-et-vient sans fin entre modèle et expérience. Dans lequel, comme le dit Brecht, « la séduction est trop grande, qui émane d’une preuve ». Même Kelvin, qui voit s’effondrer sa datation, y succombe. Mais ne l’eût-il point fait (et la vie courante des laboratoires montre des débats bien moins idylliques), serait-il personnellement resté accroché au modèle ancien, au final « la séduction d’une preuve » ferait son œuvre.
C’est ainsi qu’il y a un autre objet au livre, celui de soutenir ce que Jacques Bouveresse (grand spécialiste du philosophe Ludwig Wittgenstein) dit dans sa chaleureuse préface :
« En d’autres termes, il n’existe réellement aucun moyen honnête de transformer l’idée qu’une quantité innombrable de choses fausses ont réussi à se faire accepter temporairement comme vraies et même, dans certains cas, comme scientifiques en un argument susceptible d’être utilisé contre l’idée de vérité elle-même. »
Ces objectifs sont résumés par Krivine :
« - contribuer à faire entrer la culture scientifique dans la culture tout court (et réciproquement) ;
- montrer comment et pourquoi les savants de la Renaissance, tous bons chrétiens, ont été contraints d’abandonner la lecture littéraliste des textes sacrés ;
- réhabiliter la notion réputée naïve de vérité scientifique, contre l’idée que la science ne serait qu’une opinion socialement construite. »1
Et tout ceci n’est jamais bien loin d’un enjeu politique chez Hubert Krivine. Hostile au scientisme, il l’est surtout, dans le contexte, à la virulente critique de la portée de la science en tant que telle : « Lorsqu’il conduit à l’équivalence méthodologique entre science et religion (voire magie), le relativisme scientifique ouvre une voie royale aux conservatismes religieux : quel poids ont les objections opposées par les scientifiques (alors baptisés scientistes), puisqu’on peut faire dire n’importe quoi à la science ? L’histoire des controverses sur l’étude de la Terre infirme cet aphorisme, même s’il est arrivé à certains moments que des scientifiques disent (et la science, dans ses applications, fasse) n’importe quoi.
Misère intellectuelle souvent nourrie par la misère tout court, la résurgence des divers fondamentalismes religieux rend étonnamment actuels l’argumentation de Galilée et l’apport de Darwin. »
C’est en guise de travaux pratiques ce que montre le livre. D’un côté, la modeste faiblesse et la faillibilité de la science (comme se le demande l’auteur, « Pourquoi ces variations … dans l’estimation de l’âge devraient-elles cesser ? »). De l’autre son incomparable puissance comparée à d’autres niveaux de production intellectuelle humaine.
Samy Johsua
1. Vieille affaire, comme le montre la citation suivante : « Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant, il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. »
Friedrich Engels et Karl Marx, avant-propos à l’idéologie allemande, 1845-1846
La Terre, des mythes au savoir - Hubert Krivine, Cassini Editions scientifiques, mai 2011, 26 €.