Scénario et dessin de Derf Blackderf, Éditions CaetLà, 2015, 20 euros. Acheter à La Brèche.
«Imagine l’économie comme un immense tube digestif. Et nous on est là, devant le trou du cul du libéralisme à nettoyer »... Après Mon ami Dahmer (primé à Angoulême) qui contait les années lycée au fin fond de l’Ohio et le lent basculement dans la folie meurtrière d’un ami, Blackderf revient avec un récit truculent et au vitriol de l’« american way of life ». Quel meilleur poste d’observation en effet que l’arrière d’un camion poubelle ? Sauf que J.B., notre héros, n’est pas journaliste et se retrouve là pour gagner son pain comme ses camarades de travail.
J.B. et Mike, deux potes de lycée, travaillent donc comme éboueurs. Leurs conditions de travail sont terribles, sous la pluie, la neige ou sous un soleil de plomb. L’auteur ne nous épargne rien du regard des autres sur ce métier souvent méprisé et des relations compliquées que cela implique. Entre chiens errants et habitants à l’esprit dérangé, entre sacs-poubelles mal fermés et décharge à ciel ouvert, c’est l’arrière-cour d’un système en décomposition qui nous est révélé de case en case. Mais le propos est toujours rempli d’humour et de compassion, les gags nombreux, et les portraits d’une administration bureaucratisée et corrompue hilarants.
Au fil des pages, c’est un peu l’état de notre humanité quotidienne, l’illogisme du système dans lequel on vit et l’avenir des êtres humains sur cette planète qui se font jour. On passera ainsi de la surconsommation à la crise des « subprimes » et aux expulsions expéditives des familles à la rue. Jouets d’enfants, photos de famille, meubles générationnels, objets de souvenirs… des vies entières sur le trottoir. Un drame économique et humain que les éboueurs ne peuvent ignorer pas plus que le gaspillage alimentaire et l’obsolescence programmée des produits qui remplissent l’arrière de leur camion affectueusement surnommé « Betty ». D’ailleurs, le chapitre consacré à la journée des « encombrants » vaut tous les précis écologistes, ainsi que le prologue et l’épilogue très documentés sur l’étendue des dégâts et l’urgence pour la planète de changer de modèle.
Le style de dessin au trait rond de Derf Backderf, atypique et très personnel, convient à merveille au ton délibérément humoristique du récit, avec une petite constante sarcastique bienvenue. Le graphisme s’inscrit ainsi dans la lignée des meilleurs comics underground, à la fois souple et grinçant. Va quand même pas encore être primé, le bougre ?
Sylvain Chardon