Traduction Anne Colin du Terrail, Éditions Rue de l’échiquier, 2023, 640 pages,29,50 euros.
«Papa a essayé un jour de m’apprendre comment marcher dans l’obscurité. Il suffit d’avancer et d’attendre que vos mains et vos plantes de pied se transforment en yeux. Mais bien sûr »
L’extraordinaire roman d’Anni Kytömäki ne peut se lire sans doute qu’à la condition expresse d’avoir éprouvé cela. Un préalable. Puis, il convient d’accepter de s’en remettre à l’autrice, les yeux fermés, en confiance. Se concentrer, vraiment, sur ce que cette plume, savante et belle — éclairée par la brillante traduction d’Anne Colin du Terrail — décide de nous livrer ou pas. Se laisser pénétrer par la forme poétique du récit, envelopper par l’atmosphère onirique qui semble émaner des tourbières, des marais, des lacs, des forêts intouchées de Finlande. Sans certitude aucune, sans confort.
Complexe Finlande
L’histoire de la Finlande est éminemment romanesque, qui tresse son identité singulière au récit universel. Ce qui, partout en Europe, paraît complexe dans le siècle des guerres et des révolutions, prend ici les traits d’un drame exotique, le plus intime, des Blancs contre les Rouges, de l’affrontement de classe le plus brutal, à deux pas de Saint-Pétersbourg, aux portes de la révolution bolchévique, de la question nationale la plus brûlante, aux confins de la Scandinavie et des pays Baltes.
Le roman de Anni Kytömäki se développe ainsi sur quatre décennies, durant lesquelles les enjeux individuels pèsent peu et les aventures personnelles exposent leurs protagonistes au rouleau compresseur des grandes tendances de l’histoire.
Naturaliste ! Rebelle et féministe
Mais on le sait, l’amour résiste à tout — ou pas ! Les barrières de classe ne parviennent pas à empêcher l’idylle entre la jeune révolutionnaire, fille d’un métayer, et le fils, naturaliste, du propriétaire exploitant forestier !
Erik se consacre à l’étude du milieu que son père veut asservir. Précurseur de la protection des zones naturelles en Finlande — et l’on connaît aujourd’hui l’incroyable richesse des parcs nationaux du pays ! — l’homme est le cœur du roman. Un vrai, grand, beau roman naturaliste qui se déploie au cœur de la très riche — mais parfois hostile — nature scandinave ! Son seul atout, sa seule constante, son dernier refuge, son ultime recours, Erik les trouve dans la forêt intouchée de Finlande, dans ses formations géologiques issues de la glaciation, dans ses innombrables lacs, dans la faune et la flore qui le tiennent en vie et qu’il cherche à laisser vivre.
Mais ce sont les femmes, son artiste de mère, sa nounou, sa maîtresse — puis femme — militante de l’insurrection, son amie — puis maîtresse — musicienne, sa correspondante naturaliste de terrain, aux portes du chamanisme, et puis enfin, et puis surtout, sa fille, qui font de lui l’homme qu’il est dans cette histoire qui est la nôtre !