Il est parfois instructif de lire les communiqués du ministère de la Culture à la disparition d’un artiste. On y trouve ramassé, en quelques mots, tous les lieux communs à disposition...
La mort à 90 ans de Dario Fo le confirme : six petites lignes creuses, signées par la ministre, sur cet « écrivain et dramaturge anti-conformiste ». On imagine aisément la stupeur du technocrate de garde chargé, dans l’urgence, de les rédiger lorsqu’il a découvert, grâce à Google, le titre des pièces de celui qu’il devait honorer : Tu peux toujours me ligoter, je casserai tout quand même ; l’Enterrement du patron ; L’ouvrier connaît 300 mots, le patron 1000, c’est pour cela qu’il est le patron ; Feddayn, etc.
Se pourrait-il que le mort ait été quelque peu à gauche ? Il le fut, en effet. En 1968, le comédien, reconnu pour ses comédies et ses farces, bifurque. Il en a assez d’être le « bouffon de la bourgeoisie ». Un temps compagnon du PCI, il rompt. Avec sa femme, la comédienne Franca Rame, militante féministe, qui sera en 1973 séquestrée et violée par des fascistes, créatrice indispensable à Fo, et que le haut fonctionnaire ne mentionne même pas dans son communiqué, il constitue le collectif « La Commune » et quitte alors l’institution (il y reviendra plus tard). Il crée ses pièces fameuses, que l’on cite et joue encore. Mort accidentelle d’un anarchiste à la suite du décès du cheminot Pinelli, tombé « malencontreusement » du quatrième étage d’un commissariat en décembre 1969 ou Faut pas payer : « Quand on est sous-payé, on ne paie pas », soutient Antonia qui, avec d’autres, vient de s’approprier les produits d’un supermarché.
Il propose un théâtre militant arraché à quelques-uns de ses démons : la culpabilité, la pénitence, la grisaille et l’esprit de sérieux. Chez Fo, on joue, on s’amuse, on déconne, on se moque à proportion de ce que la vie est dure, triste et pénible. On ne mise pas grand-chose sur le réalisme mais beaucoup sur la joie, celle que procurent les luttes et la dignité retrouvée — non sans succomber à une conception enchantée du peuple, du rire et de la tradition. La tournée en France, dans les années 1970, de sa pièce Mystère bouffe est un triomphe, il devient une référence pour de nombreuses troupes. Fo revisite l’histoire de la culture populaire. Il ne le fait pas à la manière d’un savant mais à celle d’un militant : sous l’étendard de Gramsci, il cherche dans l’histoire des points d’appui pour les combats émancipateurs du présent. Il se demande pour quoi et de quoi hériter. À l’instar des « jongleurs » (conteurs) du Moyen-Âge, il s’agit de « prendre au peuple sa colère pour la lui rendre ensuite, médiatisée par le grotesque, par la raison ».
Un « théâtre à brûler » ?
Le préposé aux condoléances du ministère n’a certainement pas bien compris, à lire tout cela, comment un tel bouffon a pu finir par recevoir en 1997 le prix Nobel de littérature. Quelques esthètes s’étaient d’ailleurs élevés à l’époque devant ce sacrilège. Pourtant Fo, toujours passionné par l’histoire des expressions populaires, avait réorienté son engagement, loin des perspectives révolutionnaires des années 1970 (jusqu’à soutenir, non sans réserves parfois, dans les années 2010 son indéfendable ami Beppe Grillo). La subversion était devenue « impertinence » et l’art l’instrument de la citoyenneté bien plus qu’une arme au service de la radicalité.
La lecture de la presse le lendemain de sa mort a certainement rassuré le conseiller du ministère. Fo y est certes salué : gloire au grand acteur, à sa drôlerie, sa faconde, mais il y est dit aussi, souvent, combien son œuvre a vieilli. La chose est possible : il revendiquait d’écrire un « théâtre à brûler ». Certains commentateurs insistent : ce n’est pas son théâtre qui est en cause mais le monde qu’il met en scène et qui n’existe plus. Pour sûr ? Plus de lutte de classes, plus de crimes policiers, plus de résistances populaires ? Cela, le technocrate n’aura osé l’écrire. Mais c’est probablement ainsi que, malgré lui, Dario Fo le fait enfin sourire.
Olivier Neveux