Entretien. Auteur de films documentaire, Françoise Davisse a réalisé Comme des lions, sorti en salle il y a quelques jours, film consacré à la grève des ouvriers de PSA Aulnay (93).
Pourquoi as-tu choisi de faire un film sur des ouvriers grévistes ?
Une question courait dans les débats du début de la campagne présidentielle 2012 : « Que peu t-on faire ?» Alors, pour moi, l’idée de rencontrer des gars qui se battent, qui résistent, m’est apparu comme une évidence. Je voulais montrer une « vraie » lutte de l’intérieur. Pas des gens qui demandent des aides au gouvernement. Des gens qui se battent vraiment, qui débattent.
Le scénario était écrit par la direction. Je voulais filmer tout le monde. Les gens de la CGT étaient d’accord. J’aurai bien voulu suivre Montebourg et le SIA mais ça sera plus difficile. Puis j’ai refusé de me plier à l’obligation d’avoir l’autorisation de la direction pour filmer les travailleurs, la lutte.
J’ai rencontré Montebourg dans un nouveau gouvernement, avec un ministère au nom nouveau, pour savoir ce que fait ce ministère dans le cas d’une fermeture d’usine. Pas nécessairement pour critiquer mais pour montrer la stratégie de chacun. Sa réponse fut : « Ah, non, l’automobile c’est pas bon pour mon image ». En fait, le gouvernement comme la direction de PSA ne sont que dans la « communication »...
Du coup, dans le film, on ne voit le gouvernement qu’en face des salariés, et les communications de la direction sont « représentées » par des cartons qui annoncent ses décisions. C’est une multinationale, pas le petit patron du coin… On ne voit jamais les responsables. Les seuls qui sont présents, ce sont les cadres, « les pots de fleurs ».
Du coup, tu ne filmes pratiquement que les salariés ?
Dès le début, j’ai filmé la réunion hebdomadaire de la CGT en expliquant mon projet. Rapidement ils ne me « voyaient » plus. Je bouge beaucoup, ma caméra est « partout », et je suis seule, il n’y a pas toute une équipe qui débarque. Je fais tout moi-même, je suis aussi au travail. Plongés dans leurs préoccupations, ils m’oublient. Nous sommes dans un rapport de confiance parce que je leur ai expliqué ce que je fais.
Eux fonctionnent en comité de grève, très démocratique. Il n’y a rien de caché, même quand ça bastonne, qu’ils s’engueulent entre eux. Ça se sent dans leur manière d’être. Ils disent ce qu’ils pensent et n’ont aucune raison de cacher quoi que ce soit. On le voit lors des interviews de la fin, où tout le monde est à l’aise, comme des gens qui ont passé quatre mois de bagarre ensemble.
Qu’est-ce que tu retiens de cette lutte ?
C’est l’intelligence. La construction de la pensée collective. Tu prends des décisions ensemble que tu assume ensemble. Ce n’est pas juste un exercice de démocratie. Il s’agit de mettre en œuvre ce qui a été décidé collectivement. Ce sont des moments intenses avec une écoute terrible, pas un bruit.
C’est la capacité de penser, d’exprimer sa pensée, ses doutes même à 200, 300. Dans les comités de grève mais aussi face à Montebourg, à des chefs de cabinet. Des ouvriers, des immigrés, qui argumentent, qui regardent droit dans les yeux, qui ont quelque chose à dire, qui ne sont pas dans le slogan. Ils se prennent vraiment en charge.
Les équipes dirigeantes de grosses boîtes comme PSA ont un savoir-faire qu’ils transportent d’ailleurs dans d’autres entreprises. Là on voit le savoir-faire d’en face, celui des ouvriers : pas de panique, on est accusé de violence ? On en discute : est-ce utile ? On retourne vers les non-grévistes, on cherche à ne pas s’en couper. Une semaine avant la fin des négociations, la boîte envoie 18 lettres de licenciement non pas de syndicalistes, mais de grévistes. Provocation pour faire capoter la négo ? Face aux CRS, pas un coup de poing ne part : la décision a été de ne pas taper. On se serre les coudes.
Dans le déroulement de la lutte, on ne perçoit pas de doute, mais aussi une fin inéluctable ?
Y a toujours une fin, mais ceci dit, ils ont gagné. Ça m’agace un peu d’entendre qu’ils auraient perdu. Ils ont gagné plus de 10 millions d’euros. 3 mois d’indemnités en plus, en plus pour tous, un plan seniors...
Bien sûr, ils n’ont pas gagné sur la fermeture. Ce n’est pas faute d’être allés dans les autres boîtes. Ce n’est pas faute non plus d’avoir fait des propositions, comme le maintien de la C3. Ils ont expliqué aux salariés des autres usines les conséquences, ils sont rentrés dans les usines. Mais tout le monde est dans l’état d’esprit « si ça tombe sur les autres, je m’en sors »...
La question des fermetures d’usines ne concerne pas seulement ceux dont l’usine ferme. C’est une question politique globale, nationale. Personne ne peut l’empêcher tout seul. Le débat est toujours orienté à la manière de Montebourg : « faut voir si les raisons sont bonnes »... Pour moi, il faut poser la question à l’envers : on a besoin d’un travail, c’est plus important que d’augmenter la marge. Il faut poser la question du maintien de l’usine, du partage du travail, de réduire les cadences. Dans le projet de PSA, c’est le contraire : il s’agissait de monter le taux Harbour (indicateur interconstructeurs d’occupation de l’outil industriel) à plus de 100 %. Avec le maintien d’Aulnay, ils étaient à 100 %, avec la fermeture d’Aulnay, c’était 112 % en France et 127 % en Espagne. Après la fermeture, il y a encore eu 17 000 emplois supprimés dans le groupe. Ils n’ont jamais laissé tomber la question de la fermeture mais pris en considération toutes les revendications écrites par 1 800 salariés.
Le film n’est pas juste la chronique de PSA, il plonge au cœur de ce qu’est toute lutte et ses passages obligés : l’attitude des autres syndicats, les accusations de violences, le rapport à l’État, la question du médiateur, des non-grévistes, car c’est aussi grâce à ceux qui ne font pas grève que l’usine ne tourne pas.
On n’est pas dans la représentation d’une grève qui doit être majoritaire. Les grévistes sont minoritaires mais l’usine vit à l’heure de la grève. C’est une leçon, y compris pour les non-grévistes qui voient des ouvriers au pouvoir pendant quatre mois.
Ça se sent encore maintenant, pas seulement chez les grévistes. D’ailleurs il y aurait sûrement un très beau film à faire sur les conséquences d’un plan social. Ceux qui ont lutté, ceux qui n'ont pas lutté, deux ans après… les changements dans la vie des gens : l’évolution de leurs conditions matérielles, vendre sa baraque, faire trois heures de bagnole pour aller au boulot.
Continental, Goodyear, Nous ouvriers, c’est le retour du film sur les ouvriers ?
Depuis 1995, il y a une recherche de « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » Quand les gens, nombreux, voient le film, débattent, ils sont super enthousiastes. Mais tu fais le film à tes frais, car reste l’idée que filmer des ouvriers fait qu’on va pleurer, alors que dans mon film, ce n’est pas le cas.
Dans le cinéma français, quand les personnages étaient des prolos, c’était plutôt marrant, énergique, moqueur. J’espère qu’avec ce film, avec aussi Nous ouvriers, ça peut donner envie de reprendre ce chemin.
Chaque film sur une lutte est différent. Celui-ci utilise la lutte pour montrer, de l’intérieur, ce qu’il se passe. On sent un petit mouvement, un intérêt autour des questions : que peut-on faire, avec la multiplication des PSE ? Face à la résignation, il faut montrer que ceux qui luttent ne sont pas bizarres. Rester « un bon opérateur » en faisant confiance aux patrons, ça rend faible. Quand tu as franchi le pas, quand tu es entré dans la lutte, tu vas vachement mieux !
Propos recueillis par Robert Pelletier