Les agriculteurs sont dans la rue. Après des semaines de manifestations et de blocages à l’initiative des éleveurs, des centaines de tracteurs ont envahi la capitale à l’appel de la FNSEA et du CNJA. Au-delà de la gêne occasionnée, les réactions de la population sont diverses : de la sympathie pour les éleveurs qui ne s’en sortent plus alors que les consommateurs paient le prix fort, mais aussi de l’incompréhension face aux manifestations parfois violentes de la colère paysanne quand cette profession semble bénéficier de beaucoup d’aides publiques et se plaindre toujours.
La reprise en main de la mobilisation des éleveurs luttant pour des prix rémunérateurs par le syndicat majoritaire, porteur de revendications qui s’inscrivent dans une autre logique, vient brouiller les cartes ; débordée par la base, la direction de la FNSEAchevauche le mouvement pour le récupérer et l’instrumentaliser. Les grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution, cibles des premières manifestations, sont exonérés de leurs responsabilités : la colère devrait se tourner contre les « charges », la fiscalité, l’administration, les contrôles, les écologistes..
Au service de quels intérêts ? L’arrivée de Xavier Beulin, tenant de l’agriculture capitaliste et promoteur des agrocarburants, à la tête du syndicat, a mis fin à la fiction de la défense de tous les paysans ; ses prédécesseurs étaient choisis parmi les petits éleveurs, même si leurs multiples casquettes leur assurait un meilleur revenu que leur production. Les masques sont tombés, le mythe de l’unité paysanne également, au point que Xavier Beulin s’est vu obligé de se justifier dans une lettre aux agriculteurs, ce qui ne lui a pas valu un accueil plus enthousiaste dans la manifestation.
Pour autant la crise qui frappe la paysannerie est bien réelle et même si pour telle ou telle production les conditions climatiques ou l’embargo russe peuvent en aggraver les conséquences cette crise n’est pas conjoncturelle. Même si les céréaliers paraissent mieux lotis le marché mondial pourrait ne pas être éternellement porteur. L’agriculture française se reconvertit à un rythme accéléré, ce qui se traduit par des différentiations de plus en plus importantes et par un nombre croissants de laissés pour compte, d’agriculteurs en grande difficulté.
Des mutations qui laissent à l’écart beaucoup d’agriculteurs.
Depuis quelques années se développe en France une agriculture capitaliste, avec un décalage par rapport à d’autres pays qui s’étaient engagés plus tôt dans cette voie. Une agriculture capitaliste, ça n’est pas seulement des paysans propriétaires exploités par les marchands d’intrants et de machinisme, par les banques et par la distribution. La tendance est au développement de grandes exploitations industrialisées et très productives (souvent au détriment de la qualité et toujours au préjudice de la santé et de l’environnement) avec des coûts de production plus faibles que la moyenne. Ces exploitations existent en élevage comme dans les grandes cultures. Présentées comme des exemples de compétitivité dans le cadre d’un politique agricole axée vers les exportations, elles récupèrent la plus grosse partie des aides européennes et nationales, ce qui ne les empêche pas d’exiger toujours davantage de subventions et d’exonérations au prétexte que, fortement insérées dans les marchés mondiaux, elles affrontent la concurrence des pays à faible coût de main d’oeuvre. Cette agriculture industrielle, gourmande en eau et en intrants, dégage pourtant suffisamment de revenus pour intéresser désormais des investisseurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec le monde paysan. Le projet de la ferme des mille vaches s’inscrit dans cette logique de développement d’usines à lait, à œufs, à viande, produisant à bas prix en fonction des exigences des industriels et de la grande distribution.
En parallèle nous voyons renaître un tissu de petites exploitations, pas forcément en bio mais bénéficiant souvent de labels, privilégiant la vente directe, les marchés paysans, les circuits courts et les réseaux de commercialisation indépendants de la grande distribution. Ces exploitations, individuelles ou familiales, peuvent vivre grâce aux prix de vente plus élevés que leur permettent l’évitement d’intermédiaires trop puissants ainsi que le goût des consommateurs pour les produits de qualité. Leur existence est parfaitement tolérable par le système. Quand la demande se développe, l’industrie et la grande distribution s’y intéressent pour prélever leur part de bénéfice en proposant des débouchés aux producteurs. Quand elle reste marginale, elle est un alibi écologique, un supplément d’âme pour le capitalisme, sans compter que les nantis préfèrent bien se nourrir et réserver la malbouffe aux classes populaires. Cependant il s’agit souvent de marchés dits « de niche », représentant une faible part de la production de denrées alimentaires et il est illusoire de présenter ce modèle agricole comme une solution qui pourrait se généraliser dans le cadre du système. Les débouchés sont limités par le faible pouvoir d’achat d’une grande partie des consommateurs qui s’approvisionnent pour l’essentiel dans les grandes surfaces. Au-delà du pouvoir d’achat limité d’une population souvent contrainte de limiter son budget alimentaire pour faire face aux autres dépenses (logement et transports pèsent plus que l’alimentation) il est un autre obstacle au développement d’une agriculture locale de qualité : c’est la concentration des industries agroalimentaires et du commerce. Jadis chaque canton avait son moulin, son abattoir, son atelier de découpe, sa petite entreprise de transformation. Les uns ont disparu parce que moins rentables face à la concurrence des grandes minoteries ou des grands groupes, les autres ont été condamnés pour de prétendues raisons sanitaires, en fait faute d’investissements pour améliorer les installations. Chaque village avait sa boulangerie, sa boucherie, son épicerie : on sait la suite. Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé : les petits paysans étaient pressurés par le négoce et la situation des salariés des entreprises artisanales n’avait rien d’enviable (elle ne l’est toujours pas). Une société débarrassée de l’exploitation capitaliste devra reconstruire sur d’autres bases, sous le contrôle des producteurs agricoles et industriels et de la population, les infrastructures locales indispensables pour un autre développement agricole.
La majorité des exploitations n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces catégories. Petites ou moyennes, individuelles ou en société familiale, elles luttent pour survivre et dégagent de plus en plus souvent des revenus inférieurs au SMIC qui, contrairement au passé ou dominait la polyculture, ne sont plus compensés par une certaine autosuffisance. La force du système, bien appuyé en cela par la FNSEA, a été de convaincre ces agriculteurs qu’ils n’étaient pas des paysans travailleurs proches des salariés mais des chefs d’entreprise. Or non seulement ces agriculteurs se débattent dans un contexte de plus en plus concurrentiel, mais cette concurrence est loin d’être aussi libre et non faussée que le prétendent les libéraux. La situation la plus caricaturale est celle des éleveurs en intégration, devenus une main d’œuvre sans droits ni garanties. Mais bien d’autres sont totalement dépendants des grands groupes privés ou coopératifs, comme on vient de le voir avec Bigard et la Cooperl s’entendant comme larrons en foire pour boycotter le marché du porc breton et refuser d’appliquer les hausses de prix. Coincés entre les fournisseurs d’intrants et d’aliments qui imposent leurs prix de vente (souvent des prix mondialisés comme pour les céréales et le soja, ou liés aux cours du pétrole pour les engrais) et les grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution qui refusent d’augmenter leurs prix d’achat même de quelques centimes, ces agriculteurs sont littéralement étranglés. Ils le sont d’autant plus qu’ils ont suivi les conseils des pouvoirs publics : pour être compétitifs ils ont agrandi leur exploitation, ont investi et sont surendettés. Acculés, ils expriment d’abord leur rage, parfois sans discernement mais cette rage n’en est pas moins légitime : ils sont victimes d’un système qu’ils ne remettent que très confusément en question. Quand ils descendent dans la rue pour réclamer des prix qui couvrent les coûts d’exploitation et leur permettent de vivre, ils ne font que défendre leur droit à un emploi et à un salaire décent, un combat dont nous ne pouvons qu’être solidaires tout en mettant en avant les intérêts communs à celles et à ceux qui vivent de leur travail, que ce soit à la ferme, à l’usine ou dans un bureau.
L’impasse productiviste et celle du nationalisme
La baisse des prix étant présentée comme inéluctable dans une économie mondialisée, il faudrait produire davantage pour s’en sortir, donc s’agrandir et augmenter les rendements ; et comme les marchés solvables ne sont pas illimités il faut être compétitifs pour les disputer à la concurrence étrangère. Moins de charges, moins de contraintes sanitaires et environnementales et la paysannerie française est sauvée ? C’est ce que prétend la FNSEA, mais aussi ce qu’avec quelques précautions de langage les gouvernements successifs ont mis en application. Sous couvert de simplification administrative les élevages peuvent ainsi s’agrandir sans enquête publique. Les agriculteurs qui suivent ce discours simpliste oublient deux choses : la première est que la surproduction provoquera une nouvelle baisse des prix, la seconde est que la course au gigantisme est d’abord une concurrence entre producteurs et que beaucoup resteront sur le carreau pour que d’autres puissent prospérer. C’est le résultat déjà prouvé du productivisme défendu par la FNSEA et par l’Etat, pourtant les deux s’obstinent à pousser les agriculteurs dans cette voie sans issue et à canaliser leur colère.
Quant au « produisons français » il sonne faux avec un modèle agricole tourné vers les exportations, comme si ces dernières n’avaient pas de contreparties. Brûler les camions espagnols où détruire des barquettes de viande allemande n’a aucun sens, sauf à renoncer à vendre à l’étranger des céréales et du vin. Le hochet de l’étiquetage « origine France » ne leurrera pas longtemps le monde agricole. En fait le combat pour imposer des prix rémunérateurs ne peut pas déboucher dans le cadre national puisque l’aval de la filière a toujours la ressource de se fournir à moindre coût dans un autre pays. On le voit dans la filière porcine où quelques centimes d’écart suffisent pour que les industriels délocalisent leurs approvisionnements. Seule une grève de la production menée à l’échelle européenne par des éleveurs refusant de se laisser mettre en concurrence, avec comme objectif un prix minimum garanti, pourrait les faire céder.
Cette avancée n’épuiserait pas le sujet de la rémunération du travail agricole. Au-delà du prix à la production des mécanismes non marchands devront prendre en compte les écarts de rendements, la préservation des espaces ruraux et l’aménagement du territoire. L’accès au foncier, qui est une entrave à l’installation, doit être repensé de fond en comble. Vaste chantier programmatique qui doit être abordé avec la majorité des agriculteurs et non contre eux.
Gérard FLORENSONDélégation syndicaleCGT FRANCEAGRIMER