Entretien. Enseignant en collège depuis 1995, Grégory Chambat est l’auteur de Pédagogie et révolution1, Apprendre à désobéir2 et de l’École des barricades3, mais aussi l’un des animateurs de la revue N’Autre École et de son site Questions de classe(s).Tout d’abord, toi qui enseignes depuis maintenant une vingtaine d’années, comment juges-tu la politique scolaire du gouvernement ?Je pourrais partir de la volonté politique, évidente pour tous, de saborder le service public d’éducation, entreprise à l’œuvre depuis plus de 20 ans. Mais je pense aussi à d’autres éléments, en particulier la permanence de pratiques et d’orientations dans une institution qui n’a de cesse de perpétuer et de perfectionner sa fonction de tri social, de reproduction et de légitimation des inégalités. En ce sens, ce que l’école réussit le mieux, c’est à se reproduire elle-même et donc aussi à reproduire la société telle qu’elle est.Après avoir rallié le libéralisme dans les années 80, adopté le discours et la rhétorique sécuritaire à la fin des années 90, la gauche de gouvernement a aujourd’hui abandonné toute ambition de changer l’école, se permettant même de rétablir les cours de morale. Sur cette analyse, je renvoie à l’entretien accordé par Ruwen Ogien à la revue N’Autre école à propos de son livre La guerre aux pauvres commence à l’école.On réduit souvent le caractère politique de la question scolaire aux problèmes budgétaires, évidemment très importants. Pourrais-tu préciser en quoi la pédagogie est aussi un combat politique ?La pédagogie n’est pas un « supplément d’âme »… Contrairement à ce que dit le débat entre les réac-publicains et les « pédagogues », l’enjeu n’est pas de choisir entre la pédagogie et l’absence de pédagogie, mais bien de montrer la cohérence entre les pratiques au quotidien, l’organisation et le fonctionnement des établissements et un projet social et politique. L’élitisme, la compétition de tous contre tous, l’évaluation permanente… ou le respect de l’autorité, autant de valeurs et de processus que le libéralisme et le système scolaire partagent depuis fort longtemps… si bien qu’on finit par ne plus trop savoir lequel des deux inspire l’autre ! Nos engagements militants et nos pratiques pédagogiques ne devraient pas se dissocier mais se nourrir réciproquement. En ce sens, face à la conception « bancaire » du savoir, il nous faut, pour reprendre cette expression de Paulo Freire, chercher les chemins d’une « pédagogie des opprimés » émancipatrice.Tu proposes dans plusieurs de tes livres un retour sur des militantEs et des auteurEs très divers qui ont tenté de faire émerger une pédagogie émancipatrice. Est-ce que l’on peut discerner un fil conducteur dans leurs réflexions et/ou dans les dispositifs éducatifs qu’ils ont, pour certainEs, mis en place ?Au 19e siècle, le mouvement ouvrier a porté une réflexion féconde sur l’éducation. La Première Internationale pose les bases d’un enseignement laïc, public et… intégral, que la Commune de Paris s’efforcera de mettre en œuvre. Si l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ils se doivent parallèlement de penser et réaliser leur propre éducation. Face à l’école « pour le peuple », mise en place par Jules Ferry pour, dit-il, « clore l’ère des révolutions », il s’agit de mettre en place une éducation « du » et « par » le peuple, visant à la fois une émancipation individuelle et collective qui fait de l’élève non plus le spectateur de ses apprentissages – dans une posture « consommatrice » – mais un acteur et un auteur de son éducation. Ce qui distingue cette pédagogie « sociale » d’autres expériences alternatives, c’est sa dimension collective, la coopération, son ancrage dans le milieu et sa volonté d’armer les dominés pour transformer le monde en le comprenant et de le comprendre pour le transformer.L’école subit depuis de nombreuses années une offensive néolibérale. Face à cela, la tentation serait de s’en tenir à une stratégie de « défense de l’école républicaine ». Peux-tu nous dire en quoi cette stratégie ne permet pas de résister au rouleau compresseur néolibéral ?S’il faut analyser et dénoncer ces projets libéraux – comme le font par exemple Christian Laval, Angélique del Rey ou Nico Hirtt – c’est, à mon avis, sans jamais perdre de vue pour quoi et pour qui nous nous battons. Déjà, dans les années 30, Freinet parlait d’une école « fille et servante du capitalisme ». Laisser le monopole de la contestation du système scolaire entre les seules mains des conservateurs et des ultralibéraux – souvent de connivence – serait la pire des défaites. Là où je me distinguerais peut-être des noms cités précédemment, c’est que je ne crois pas à une alliance entre les pédagogies alternatives et le libéralisme. C’est toujours en s’appuyant sur la frange la plus conservatrice que l’ultralibéralisme s’est imposé. Ce n’est ni dans le mouvement Freinet ni dans l’Éducation nouvelle qu’on doit chercher les fossoyeurs de l’école, mais plutôt du côté des éditorialistes réactionnaires dont les pamphlets contribuent à jeter la suspicion sur l’égalité (« l’égalitarisme »), la liberté (« le laxisme ») ou la démocratie (le « droit-de-l’hommisme »). Gardons-nous du fantasme d’une société ou d’une école d’inspiration « libéral-libertaire » – analyse récurrente de l’extrême droite – quand l’heure est bien à un raidissement autoritaire que le traitement « scolaire » de l’affaire Charlie a clairement mis en évidence.Tu parles dans plusieurs de tes textes des « réacs-publicains ». Pourrais-tu nous expliquer quel type de courant intellectuel et politique tu désignes par là et quel danger il fait peser sur l’école ?À la fin des années 70, dans le sillage d’une « reconquête » idéologique et culturelle (cf. la Nouvelle droite), une série d’ouvrages dénoncent le « naufrage » de l’école imputé à l’esprit de 68. Débute alors une véritable contre-révolution scolaire où des transfuges de la gauche radicale trouvent un champ d’intervention médiatique. Dans une situation de crise économique, d’abandon des espérances révolutionnaires, de massification scolaire, etc., il s’agit de défendre les privilèges de classe. Ils réactivent toute une phraséologie d’une violence incroyable, remettant au goût du jour la rhétorique de l’extrême droite qui, de Drumont à Le Pen en passant par Maurras et Pétain, s’est toujours intéressée à la question scolaire. Brighelli, qui vient de saluer le programme éducatif du FN ou qui analyse l’actuelle réforme des programmes d’histoire dans l’optique du « grand remplacement », illustre cette dérive inquiétante au service de l’ordre moral et d’une révolution conservatrice.Depuis plusieurs mois, le FN tente d’implanter ses idées dans le milieu scolaire (notamment via le collectif Racine). Pourrais-tu nous dire en quoi consiste l’idéologie scolaire de l’extrême droite et indiquer quelques pistes pour résister à ce poison ?Il y a de cela deux ans, le FN a lancé le collectif Racine, « les enseignants patriotes », une stratégie d’implantation qui n’a rien de nouveau pour l’extrême droite, mais qui bénéficie aujourd’hui d’un terrain déminé par la médiatisation des thèses les plus réactionnaires sur l’école. Ce collectif se contente de reprendre mot pour mot les analyses des Brighelli, Polony et autres Zemmour. Sur le site officiel de Marine Le Pen, les mots clés signalés pour son clip « Refonder l’école » parlent d’eux-mêmes : « Délinquance – École – Immigration – Savoir ». Cette entreprise de « séduction » peut porter ses fruits en jouant des peurs, en accusant ce qu’il est devenu à la mode d’appeler les « nouveaux arrivants » de détruire le système et la méritocratie avec la complicité des « pédagogistes »… Là encore, notre combat doit se mener aussi bien dans nos établissements qu’en dehors, pour une autre école dans une autre société.
Propos recueillis par Ugo Palheta